Jeux de la Francophonie : James, Estrosi et Ciotti… une polémique française
Banlieusards, une chanson interprétée à Nice, le 7 septembre, par Kery James, un rappeur d’origine haïtienne, a suscité les protestations indignées de Christian Estrosi et d’Éric Ciotti, les deux champions de la droite locale, paladins inlassables de la lutte contre l’insécurité. Pas de quoi fouetter un chat, pourtant.
Lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux de la Francophonie, le 7 septembre à Nice, quand le rappeur français Kery James entonne les paroles de Banlieusards, l’une de ses chansons les plus connues, personne, strictement personne, ne réagit. Ni le président François Hollande ni ses hôtes, l’Ivoirien Alassane Ouattara, le Sénégalais Macky Sall et le Libanais Michel Slimane. Ni même le maire de la ville, Christian Estrosi, et le président du conseil général des Alpes-Maritimes, Éric Ciotti. Et lorsque le rappeur lance "C’que la France ne nous donne pas, on va lui prendre", c’est tout juste si l’on entend les sifflets d’une partie du public, qui ne connaît manifestement pas la suite : "J’veux pas brûler des voitures, mais en construire, puis en vendre." C’est par un tweet qu’Éric Ciotti déclenche la polémique : "Hollande et [la ministre de la Francophonie Yamina] Benguigui imposent une chanson scandaleuse et inappropriée sur la révolution des banlieues aux Jeux de la Francophonie", écrit-il. Très vite, Estrosi lui emboîte le pas et s’enflamme contre "une chanson qui appelle à la révolution dans les banlieues".
Islam et démocratie : "pas compatibles" selon Estrosi
Les deux hommes n’en sont pas à leur coup d’essai. Élus de terres très à droite où les rapatriés d’Algérie constituent une part substantielle de l’électorat, ils ratent rarement l’occasion d’une déclaration provocatrice. Surtout sur leurs sujets de prédilection : l’immigration et la place de l’islam en France. En juillet, au lendemain d’une visite de Hollande à Tunis pour appuyer "la transition démocratique", Estrosi avait ainsi affirmé qu’islam et démocratie n’étaient "pas compatibles". Et qu’importe s’il s’apprêtait à accueillir dans sa ville, deux mois plus tard, Macky Sall et Alassane Ouattara, deux présidents musulmans dont les élections ont été reconnues sans réserve par Paris.
Cette saillie n’a évidemment pas échappé à la vigilance de Benguigui. Elle-même d’origine algérienne, la réalisatrice de Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin ne cesse de plaider pour la dignité des Français issus de l’immigration. Interrogée par Jeune Afrique, fin août, au sujet du maire de Nice, elle avait estimé que c’étaient ses déclarations qui n’étaient "pas compatibles avec la démocratie". Avant d’ajouter, énigmatique : "Nous allons nous assurer que la jeunesse francophone puisse s’exprimer lors de ces Jeux. Qu’elle le fasse à Nice sera un beau symbole."
Alors que Kery James ne figurait pas dans le programme initial de la cérémonie, ses services sont intervenus, quelques jours avant la date fatidique, pour le proposer. "La ministre voulait intégrer la jeunesse francophone dans toute sa diversité, explique l’un de ses conseillers. Le choix de Kery James était approprié, puisqu’il proposait de venir avec une chorale de vingt-cinq jeunes ayant des origines dans tout l’espace francophone."
C’est sans doute cette intervention qui conduira Estrosi à affirmer : "Le président de la République et sa ministre ont imposé ce chanteur […], sans aucune concertation." C’est pourtant faux, comme le reconnaît Bernard Maccario, directeur général du Comité national des Jeux, proposé à ce poste par Estrosi en personne : "L’État est partie prenante de l’événement, et je ne me suis pas opposé à la présence de Kery James, explique-t-il. Mais cela ne veut pas dire que Christian Estrosi ait personnellement validé sa venue."
Une "révolution des esprits"
Yamina Benguigui, elle, a assumé ce choix dans les colonnes de Nice-Matin. "Sa chanson est une magnifique apologie d’une jeunesse francophone qui aspire à une révolution des esprits pour se réapproprier le savoir, donc la réussite."
Car, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette affaire, à lire l’intégralité de la chanson – choisie par l’artiste -, on a du mal à reconnaître "l’appel à la révolution dans les banlieues" décrit par le duo Estrosi-Ciotti. C’est même tout le contraire : "On n’est pas condamnés à l’échec / Pour nous c’est dur, mais ça ne doit pas devenir un prétexte". À se demander si les deux élus avaient réellement écouté les paroles.
"Regarde-moi, j’suis noir et fier de l’être J’manie la langue de Molière, j’en maîtrise les lettres Français parce que la France a colonisé mes ancêtres Mais mon esprit est libre et mon Afrique n’a aucune dette. (…) Qu’a-t-on fait pour protéger les nôtres Des mêmes erreurs que les nôtres ? Regarde c’que deviennent nos petits frères D’abord c’est l’échec scolaire L’exclusion donc la colère La violence et les civières La prison ou le cimetière On n’est pas condamnés à l’échec Pour nous c’est dur, mais ça ne doit pas devenir un prétexte Si le savoir est une arme, soyons armés, car sans lui nous serons désarmés."
Un rappeur bien assagi
Au cours de sa très longue carrière – plus de vingt ans -, Kery James n’a certes pas toujours été un saint. Le voir aujourd’hui impliqué dans cette polémique a donc quelque chose d’assez stupéfiant. Car le rappeur s’est beaucoup assagi depuis le tournant des années 2000. "Aujourd’hui, c’est quelqu’un qui fait très attention à tout ce qu’il dit. Un peu trop, même, à mon goût", assure le réalisateur Philippe Roizès, qui lui a consacré un long documentaire intitulé Les Quatre Visages de Kery James. Né en Guadeloupe en 1977 dans une famille originaire d’Haïti, Alix Mathurin (son nom de naissance) arrive en métropole à l’âge de 7 ans et ne tarde pas à découvrir la banlieue : il grandit à Orly, au sud de Paris, dans une pièce de 30 m2 qu’il partage avec sa mère et sa soeur. À la Maison des jeunes et de la culture (MJC) locale, il découvre le rap et se fait remarquer par l’un des pionniers français du genre, l’artiste d’origine tchadienne MC Solaar. Sur le premier album de ce dernier, Qui sème le vent récolte le tempo, on peut déjà entendre la voix de Kery James. Il a 13 ans. Dans la foulée, il cofonde le groupe Ideal-J et le collectif de rappeurs Mafia K’1 Fry. C’est à cette époque que ses textes sont les plus marqués par la révolte. "Jusqu’à la fin des années 1990, c’est un rappeur délinquant", rappelle Roizès. Un événement le fait définitivement changer de perspective : l’assassinat de l’un de ses amis, le rappeur Las Montana, en mai 1999. Kery James rompt avec ses fréquentations d’alors, arrête pour un temps la musique, prend le prénom Ali et se convertit à l’islam. Il revient à la scène avec un son différent (les instruments à vent et à cordes, qu’il considère désormais comme contraires à la religion, sont écartés) et, surtout, un discours radicalement neuf. Lui qui accusait la société et les hommes politiques d’être responsables de la dérive d’une partie de la jeunesse rejette désormais la victimisation et appelle son public à se prendre en main. À cette époque, il refuse d’interpréter son ancien répertoire. Depuis, il assume de nouveau son passé, a en partie renoué avec la révolte et écrit des textes bruts et polémiques, comme sa "Lettre à la République", sortie début 2012. Morceau choisi : "À tous ces racistes à la tolérance hypocrite / Qui ont bâti leur nation sur le sang / Maintenant s’érigent en donneurs de leçons / Pilleurs de richesses, tueurs d’Africains / Colonisateurs, tortionnaires d’Algériens / Ce passé colonial, c’est le vôtre." "Banlieusards", le titre qu’il a interprété à Nice, appartient à la partie la plus sage de son répertoire.
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