Cécile Kyenge face au racisme en Italie
Jamais l’Italie, pays de Dante et de Michel-Ange, n’avait eu de ministre noir. La nomination, en avril, de Cécile Kyenge, originaire de RDC, a suscité des réactions xénophobes d’une violence inouïe.
Rome, le 4 septembre. Ministre italienne de l’Intégration et de la Jeunesse, Cécile Kyenge reçoit au 19, Largo Chigi, dans le quartier historique, à deux pas du palais Chigi, siège du gouvernement. Il est 17 heures, les touristes déambulent dans les ruelles, slaloment entre les trésors antiques. La Ville éternelle ressemble à sa caricature : belle, brûlante (il fait encore 30 °C), vertigineuse… L’immeuble abrite plusieurs ministères. Celui de Cécile Kyenge est au deuxième étage.
Au bout d’un long couloir, son immense bureau à dorures et capitons paraît surgir d’un autre siècle. « Et encore, vous n’avez pas tout vu, il y en a un autre à côté ! » plaisante la ministre dans un français teinté d’italien et de swahili, sa langue natale. Sur son bureau, une pile de dossiers annotés et le dernier numéro du magazine Vanity Fair. Un garde du corps à cravate rose est debout dans un coin.
Dans un autre, sa coordonnatrice de cabinet chronomètre le rendez-vous. Prévenue de la présence d’un photographe, une assistante déboule pour un ultime raccord de maquillage. La ministre fait un geste de la main : « Non, non, vous pouvez rester ! ». Elle se tient droite à présent, mains croisées, regard fixe.
Son mètre cinquante disparaît presque dans l’immense chaise dans laquelle elle a pris place. Un claquement de doigts, Cécile Kyenge cède la place à la ministre de l’Intégration. On ne rigole plus.
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En termes laconiques, elle évoque son enfance en République démocratique du Congo. Oui, elle est née à Kambove, au Katanga. Et oui, c’était le 28 août 1964. Son père est polygame. Ses nombreuses épouses, dont la mère de Cécile, morte il y a quelques années, lui ont donné trente-huit enfants.
« Je les connais tous, même s’ils sont à présent éparpillés à travers le monde », commente la ministre, qui « assume complètement le fait d’appartenir à une telle famille », mais qui, à titre personnel, désapprouve la polygamie. Elle a toujours rêvé de devenir médecin. Enfant, il lui fallait parcourir de longues distances pour aller à l’école. « À l’époque, ça me paraissait normal, ce n’est que plus tard que j’ai compris que ça ne l’était pas. »
En 1982, elle s’inscrit à l’université de Kinshasa. « C’était sous Mobutu, les premiers signes des crises à venir étaient déjà perceptibles. Dans les amphithéâtres, nous étions plus de six cents. Je me levais très tôt pour être bien placée. » La même année, elle obtient une bourse pour poursuivre ses études à l’étranger. « Je serais allée au bout du monde s’il l’avait fallu. Ça aurait pu être le Japon, ce fut l’Italie. »
À 18 ans, la jeune Zaïroise débarque à Rome en toute légalité. Mais elle ne touchera finalement pas la bourse prévue, en raison d’inextricables problèmes administratifs. Il lui faut donc travailler pour financer ses études de médecine à l’université catholique du Sacré-Coeur, puis à celle de Modène, en Émilie-Romagne, où elle se spécialise en ophtalmologie. Elle y rencontre Domenico, un ingénieur qu’elle épouse en 1994, ce qui lui permet d’obtenir la nationalité italienne.
Aujourd’hui âgée de 49 ans, Cécile Kyenge ne souhaite pas commenter la vie politique et économique de son pays natal, dont « la réalité lui est désormais étrangère », et n’imagine pas s’y installer un jour à nouveau. « Ma vie est ici », dit-elle.
Elle a deux filles étudiantes, Maisha et Giulia, dont les photos trônent derrière elle sur une commode. « Dans ma vie actuelle, ce sont elles qui me manquent le plus. Le week-end dernier, pour les voir, j’ai été obligée de les emmener avec moi en déplacement à Venise ! »
Lettres de soutien et menaces de mort
L’apprentissage ministériel de Cécile Kyenge a été brutal. Le 28 avril, Enrico Letta, le nouveau président du Conseil, la nomme au ministère de l’Intégration (et, deux mois plus tard, de la Jeunesse). Première Noire à accéder à une responsabilité gouvernementale en Italie, elle comprend vite que cela ne plaît pas à tout le monde. Les militants et même certains dirigeants de la très xénophobe Ligue du Nord rivalisent d’insultes racistes à son endroit : « orang-outan », « négresse »… Quand ils ne jettent pas des bananes sur son passage.
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Elle s’attendait à ce genre de réactions. Quand elle est arrivée en Italie, les immigrés étaient encore peu nombreux. Elle se souvient qu’à l’époque certains patients refusaient d’être examinés par elle en raison de la couleur de sa peau. Mais elle a quand même été surprise par la violence de certaines déclarations. Et si les lettres de soutien affluent au ministère, elle reçoit aussi des menaces de mort et doit vivre sous la protection de quatre gardes du corps.
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« On a découvert que le racisme n’était pas l’apanage des excités des stades de football, mais qu’il pouvait s’étaler publiquement, en toute impunité, dans la bouche d’élus censés représenter le peuple », commente Flavie Ngah, une journaliste camerounaise installée en Italie depuis treize ans. La ministre a-t-elle songé à démissionner ? « Jamais, jure-t-elle, car il ne s’agit pas seulement de moi, mais d’une cause qui me dépasse. »
Cette cause, c’est celle des immigrés et de leurs enfants, qui représentent près de 8 % de la population italienne. « Pour qu’ils puissent trouver leur place dans la société et se faire entendre de manière citoyenne », dit-elle. Dès la fin de ses études, elle s’est engagée dans différentes associations de défense des droits des immigrés. Par la suite, elle a coordonné la « Journée sans immigrés », qui, chaque 1er mars, visait à démontrer le poids économique de ces derniers.
Il faudra du temps pour faire évoluer les mentalités
Une de ses camarades de l’époque raconte : « Malgré sa réussite, Cécile n’a jamais été bling-bling. Elle ne souriait et ne riait que rarement, parlait peu de sa vie privée et paraissait constamment sur ses gardes, mais sans jamais renoncer à ce qu’elle croyait juste. Elle a une force de caractère qui lui permet de faire ce qu’elle fait si bien en ce moment : essuyer les plâtres. »
C’est en 2004 qu’elle se lance en politique. Elle est élue conseillère municipale de Modène sous les couleurs des Démocrates de gauche, qui, trois ans plus tard, prendront le nom de Parti démocrate (PD). Son ascension est fulgurante : conseillère provinciale en 2009, députée en février 2013… À ceux qui jugent que son ministère n’est qu’un gadget, elle répond qu’elle « lance des débats qui atteignent aujourd’hui le Parlement ».
Les sénateurs qui acceptent de la soutenir publiquement sont bien peu nombreux. Y compris dans son propre parti !
C’est vrai même si les députés et les sénateurs qui acceptent de la soutenir publiquement sont bien peu nombreux. Y compris dans son propre parti ! C’est que, dès sa prise de fonctions, Cécile Kyenge n’hésite pas à aborder les sujets qui fâchent : le droit du sol, qu’elle souhaite instaurer ; la simplification des procédures administratives pour la naturalisation ; l’abolition du délit d’immigration clandestine ; la révision de la politique des visas…
Elle planche aussi sur l’organisation d’une grande campagne contre le racisme, souhaite mettre à contribution les acteurs du milieu culturel pour changer l’image des immigrés et rêve de réformer le contenu des manuels scolaires.
« L’Italie doit trouver son propre modèle d’intégration, estime-t-elle. Il ne s’agit pas de copier, mais de s’inspirer de ce qui se fait de bien en France, en Angleterre ou aux États-Unis, où l’immigration est plus ancienne. Il faudra du temps pour faire évoluer les mentalités. »
L’immigration, c’est le génocide des peuples ! Kyenge démission !
17 h 40, le tic-tac du chronomètre s’arrête, l’entretien est terminé. La ministre est attendue à la mairie d’Ostia, dans la banlieue de Rome, où, le matin même, des activistes d’extrême droite ont déposé des mannequins maculés de faux sang porteurs de l’inscription : « L’immigration, c’est le génocide des peuples ! Kyenge démission ! »
Sur place, le déploiement médiatique et policier est impressionnant. Cécile Kyenge débarque telle une rockstar. Dans la salle, des élus locaux, des jeunes, des membres du Parti démocrate comme Khalid Chaouki, premier député musulman d’Italie… Quand son tour vient de prendre la parole, elle se lève d’un bond, parle sans notes pendant un quart d’heure et termine sous un tonnerre d’applaudissements.
On lui offre des fleurs, les portables s’allument, chacun veut sa photo avec « Cécile ». Mais il est 20 heures, son staff s’impatiente, la ministre s’engouffre dans une voiture. A-t-elle conscience d’être devenue un symbole ? « Oui, dit-elle, mais je mesure aussi le poids qui pèse sur mes épaules. Je sais que beaucoup attendent mon premier faux pas. »
Extraits des injures proférées à l’encontre de Cécile Kyenge :
« C’est un choix de merde. Elle a une tête de femme au foyer », Mario Borghezio, député européen, le 30 avril 2013, à la radio
« La ministre Kyenge doit rester chez elle, au Congo. C’est une étrangère dans ma maison », Erminio Boso, ancien sénateur et député, sur Radio 24, le 3 mai 2013
« Pourquoi personne ne la viole jamais, pour qu’elle comprenne ce que ressent la victime de ce crime horrible ? » Dolores Valandro, conseillère municipale, sur Facebook, le 13 juin 2013
« J’aime les animaux mais quand je vois une image de Kyenge, je ne peux m’empêcher de penser à un orang-outan, même si je ne dis pas qu’elle en soit un », Roberto Calderoli, vice-président du Sénat italien, le 13 juillet 2013
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