Égypte : introuvable troisième voie
Hostiles par principe à l’arbitraire et à la violence, des Égyptiens dénoncent à la fois les Frères musulmans, l’armée et les caciques de l’ancien régime. Mais leurs initiatives ne rencontrent que peu d’écho.
La lutte implacable que se livrent les Frères musulmans égyptiens et l’armée tendrait à confirmer la vieille thèse selon laquelle le monde arabe serait éternellement condamné à choisir entre un régime autoritaire, militaire ou civil, et une théocratie. Pourtant, une troisième voie, authentiquement démocratique, existe, incarnée par un ensemble hétéroclite et désuni de gauchistes, de libéraux et de militants des droits de l’homme, qui rejettent les deux termes de l’alternative. "Dans une large mesure, il s’agit de ceux qui ont combattu tour à tour Moubarak, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) et Mohamed Morsi", explique Reem Daoud, du groupe Militaires menteurs, qui, durant la première période de transition, organisait dans la rue des projections dénonçant les exactions de l’armée. Signe des temps, l’organisation a été rebaptisée "Militaires menteurs, au nom de la religion" pour souligner aussi son opposition aux islamistes.
Ces partisans de la troisième voie, dont tout le monde chantait les louanges au lendemain de la révolution, sont aujourd’hui minoritaires. Leur neutralité affichée est accueillie avec méfiance par les deux autres camps, chacun les accusant de rouler pour leurs adversaires. Le 1er août, une délégation de représentants d’ONG égyptiennes se faisait ainsi violemment expulser du sit-in de Rabaa al-Adaweya, organisé par les Frères dans l’est du Caire. Lesdites organisations avaient pourtant pour objectif de prouver aux autorités que les manifestants ne cachaient pas d’armes dans leur campement. "Les gens ne comprennent pas que l’on puisse être à la fois contre les Frères et contre l’armée. Ils ont une vision manichéenne de la situation ; tout est soit blanc, soit noir", déplore le blogueur et journaliste Wael Abbas.
Seule une minorité est opposée à l’armée et à Morsi
Mais ces accusations ne sont pas totalement infondées. Fin juillet, des militants ont ainsi organisé une série de manifestations sous la bannière de "La Troisième Place" pour distinguer leur mobilisation de celle de la place Al-Tahrir, jugée promilitaires, et de celle de Rabaa al-Adaweya, pro-islamistes. Au-delà du faible engouement suscité par cette initiative – quelques centaines de participants tout au plus -, on a pu noter la présence parmi les organisateurs du mouvement Hazemoon, partisan du prédicateur salafiste Hazem Abou Ismaïl, qui avait ouvertement apporté son soutien au président Morsi avant sa destitution. "La plupart de ceux qui se présentent sous la bannière de la troisième voie sont en réalité principalement hostiles à l’armée", accuse Mohamed Waked, figure de la révolution et membre du Front national pour la justice et la démocratie, selon lequel "seule une minorité est réellement opposée aux deux, mais elle est très marginale et n’a pas d’impact".
De fait, les diverses initiatives lancées par la troisième voie peinent à mobiliser. Des activistes ont ainsi invité les citoyens opposés aux deux bords à se mettre à leurs fenêtres le soir et à taper dans une casserole pour exprimer leur désaveu. Le tintamarre escompté se fait encore attendre… "La majeure partie de la population se mobilise uniquement lorsque ses conditions de vie sont en jeu, explique Alaa al-Din Arafat, chercheur associé au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej). Or, depuis le 30 juin, la situation économique s’est sensiblement améliorée." Pourtant, d’après Arafat, la troisième voie pourrait jouer un rôle au cas où les choses se dégraderaient de nouveau : "Les gens sont certes contre les Frères, mais ils ne sont pas prêts pour autant à se laisser duper par l’armée. Si la situation ne s’améliore pas, ils se demanderont à quoi a servi le départ de Morsi." Une position partagée par Omar Kamel, vidéaste et membre de l’association Non au jugement militaire des civils, très active lors de la première phase de la transition : "Même ceux qui soutiennent l’armée contre les Frères ne veulent pas vraiment d’un régime militaire. Ils sont conscients que nous sommes dans une période transitoire. Et sont patients parce qu’il y a un conflit armé et parce que, jusqu’à maintenant, la feuille de route a été respectée. Mais si le pouvoir militaire manque à ses engagements, ils redescendront manifester."
Des procès-verbaux contre les étudiants
Non seulement les nouvelles autorités mènent un combat sans merci contre les Frères, assimilés aux "terroristes" d’Al-Qaïda, mais les médias, publics et privés, ont adopté une ligne éditoriale qui semble tout droit sortie des officines du régime. Au point que de nombreux Égyptiens craignent un retour aux pratiques arbitraires de l’ancien régime et à la répression de tout type d’opposition. "Il y a la guerre entre les appareils de sécurité et les Frères musulmans, mais il y a aussi, en arrière-plan, le conflit qui oppose les révolutionnaires aux caciques [fouloul] de l’ancien régime et dont l’on verra les prolongements au sein du gouvernement et du comité constitutionnel", ajoute Omar Kamel. On reproche ainsi aux autorités d’avoir renforcé, début septembre, les prérogatives des services de sécurité des universités, leur accordant le droit de rédiger des procès-verbaux contre les étudiants et de les transférer directement au parquet. Une décision qui, selon ses détracteurs, aurait pour but de mettre fin à la vie politique bouillonnante des milieux étudiants. De même, des ONG égyptiennes ont dénoncé le jugement, le 3 septembre, de 52 islamistes devant des tribunaux militaires, une pratique déjà critiquée par la société civile lors de la première phase de la transition. Mais Mohamed Waked se veut confiant : "Aujourd’hui, les caciques sont inquiets parce qu’ils se sentent marginalisés, alors qu’ils croyaient que le mouvement du 30 juin leur avait redonné tous leurs droits. Ils s’activent, mais, pour le moment, leurs efforts n’ont pas eu les résultats escomptés."
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