« Rock the Casbah » – Laïla Marrakchi : « Les Marocains sont condamnés à la schizophrénie »
Après « Marock », la réalisatrice signe son deuxième long-métrage, « Rock the Casbah ». Entretien avec Laïla Marrakchi, celle par qui le scandale peut encore arriver.
C’était il y a huit ans. Le premier film de Laïla Marrakchi, alors tout juste trentenaire, secouait les écrans du royaume marocain et bien au-delà. Marock, un Roméo et Juliette à la sauce chérifienne, avait l’audace de raconter l’histoire d’amour d’une jeune musulmane de Casablanca et d’un garçon juif. À la clé, un succès commercial inattendu pour cette jeune titulaire d’un DEA en études cinématographiques qui avait seulement trois courts-métrages à son actif. Et une polémique particulièrement virulente… Les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) avaient appelé au boycott de cette bluette sans doute "pas assez halal", montrant une jeunesse sans tabou, dénonçant l’hypocrisie religieuse et les mariages arrangés. Attaque contre l’islam ou témoignage sincère de la bonne société marocaine vue de l’intérieur ? Le box-office s’était en tout cas enflammé (150 000 entrées au Maroc, autant qu’en France), et la réalisatrice était sortie gagnante de cette querelle nationale. Mariée au réalisateur français Alexandre Aja (fils du cinéaste Alexandre Arcady, réalisateur de plusieurs films d’horreur, dont La colline a des yeux), elle vit actuellement entre New York et Casablanca, où elle revient régulièrement. Elle considère plus que jamais le cinéma comme un miroir qu’il faut brandir à la face des Marocains. Avec Rock the Casbah, elle s’attaque à d’autres sujets sensibles : les inégalités entre hommes et femmes, l’hypocrisie sexuelle.
Jeune Afrique : Votre précédent long-métrage, Marock, date de 2005. Pourquoi une si longue absence ?
Laïla Marrakchi : D’abord parce que j’ai eu un enfant [rires] ! Mais j’ai aussi beaucoup travaillé à un projet de long-métrage sur la famille Oufkir [prisonnière de Hassan II à la suite de la tentative de coup d’État du général Mohamed Oufkir en 1972, NDLR], qui n’a malheureusement pas pu aboutir. C’est un peu trop tôt pour en parler au Maroc. Et malgré le soutien de Thomas Langmann [producteur de The Artist], nous avions également des soucis financiers.
Cette fois, vous racontez l’histoire d’un deuil. Pendant trois jours, une famille aisée se réunit à Tanger après le décès du patriarche. Comment vous est venue l’idée de ce film ?
J’ai vécu il y a quelques années l’enterrement d’un vieil oncle à Casa. Je me suis dit qu’il y avait là quelque chose d’intéressant à creuser sur la mort, mais aussi sur les rapports familiaux.
Le titre de votre film, toujours avec "rock", et le retour de l’actrice Morjana Alaoui, déjà à l’affiche de Marock, font-ils de ce second long-métrage un prolongement du précédent ?
Bien sûr je parle toujours du Maroc et d’une classe sociale assez privilégiée. Dans Marock, mes personnages principaux étaient des ados, cette fois ce sont des jeunes femmes qui s’éveillent au monde adulte. Mais je ne l’ai pas conçu comme un prolongement… Ce n’est pas le deuxième volet d’une trilogie marocaine !
Pourquoi avoir repris le titre de cette chanson des Clash qui, à l’origine, raconte la révolte d’Iraniens "ébranlant la Casbah" et s’élevant contre l’ayatollah Khomeiny ?
Mon film n’est pas vraiment rock’n’roll, mais il porte lui aussi un message de liberté. Sofia, l’une des filles de la famille, qui travaille à New York, fait tout exploser lorsqu’elle rentre dans la maison familiale. Elle met le feu dans la Casbah, pas réellement bien sûr, mais de manière symbolique. Le message que porte le film est assez "bateau" pour les Occidentaux, mais pas tant que ça pour les Marocains : il faut se battre pour rester fidèle à ce qu’on est, à ses convictions. Les choses changent un peu dans la société civile de ce côté-là : je pense par exemple aux manifestations récentes contre la grâce accordée à un pédophile espagnol.
Les femmes profitent-elles de ces mutations ?
Depuis l’arrivée au pouvoir de Mohammed VI, les femmes ont gagné des droits. Mais certains problèmes ne sont pas réglés, dont la question de l’héritage, qui reste très inégalitaire. C’est l’un des sujets abordés dans mon film. Je me suis d’ailleurs disputée à ce propos avec des acteurs masculins pendant le tournage. Les hommes héritent plus, mais sont censés "protéger" leurs femmes et leurs familles, ce qui n’est pas toujours le cas dans la réalité.
Dans votre film, les femmes peuvent enfin exister parce que le patriarche est mort. C’est une métaphore de l’Orient d’aujourd’hui ?
Oui, les anciens dirigeants sont contestés, et les citoyens, notamment les femmes, retrouvent la parole. Même si le ton du film est très doux, on sent une révolte gronder.
Sans dévoiler l’intrigue, il y est question de plaisir sexuel, d’adultère, de polygamie… C’est compliqué de parler de ces sujets au Maroc ?
C’est une société de non-dits. Nous parlons beaucoup, mais rarement de l’essentiel et très peu de ce qui relève de l’intimité. Beaucoup vivent dans la frustration et l’interdit, ce qui conduit selon moi à l’extrémisme. La tradition et la religion pèsent encore trop sur les relations entre hommes et femmes : interdiction de faire l’amour avant le mariage, interdiction du concubinage… La situation évolue bien sûr dans les grandes villes, mais la plupart du temps, les Marocains sont condamnés à la schizophrénie. Le code pénal marocain conduit aussi à des situations sordides : je pense au suicide d’une jeune fille pour échapper à un mariage forcé avec son violeur, l’année dernière.
Vous évoquez la "schizophrénie" marocaine. Le pays que vous décrivez est aussi traversé par de multiples influences culturelles : on y passe volontiers dans la même phrase de l’arabe au français et à l’anglais.
Oui, c’était un moyen de montrer à quel point il est compliqué de trouver son identité. Nous sommes traversés par tant d’influences…
Najib Boulif (l’un des dirigeants du PJD) défendait il y a un an un "art propre", moralement acceptable. Faut-il être particulièrement vigilant pour préserver la liberté artistique au Maroc ?
Il faut toujours être vigilant, évidemment, mais surtout ne pas se laisser intimider par ces gens-là. De toute façon, ils ne peuvent pas restreindre nos libertés, car le Maroc est trop dépendant du regard des autres pays, du tourisme. Personnellement, je n’ai subi aucune pression pendant le tournage, mais c’est vrai que je n’étais pas complètement à l’aise. Le pays se radicalise, et la religion prend de plus en plus de place.
Pourquoi avoir choisi de tourner à Tanger ?
Nous devions réaliser le film à Casa, au départ, mais il y avait une maison fabuleuse à Tanger, où j’ai tourné mon premier court-métrage. J’étais séduite par le côté international de cette cité qui a accueilli les écrivains de la beat generation, mais aussi par la mélancolie qui s’en dégage. Je me suis dit qu’elle était parfaite pour incarner ce basculement entre la fin d’une époque et le début d’une autre.
L’intrigue de votre film tourne autour d’un secret assez lourd et dramatique pour la famille. Pourtant, le ton est plutôt enjoué.
Ce serait impossible de faire Festen au Maroc [Festen est un drame danois très dur, dans lequel, lors d’une réunion de famille, un jeune homme révèle que son père l’a violé]. Ici, il y a toujours une part d’humour, d’ironie, de dérision, même lorsque l’on affronte des crises graves. Je sais que je vais me faire allumer par les critiques occidentales, qui vont me reprocher le côté "doux" du film, mais je suis juste par rapport à ce que je connais de la société marocaine.
Un rock un peu mou
La recette est presque aussi goûtue que pour Marock. Le décor d’une grande ville marocaine (Tanger), une plongée convaincante dans la vie intime d’une famille aisée, des dialogues qui mettent des mots sur les non-dits. Les trois actrices qui tiennent les rôles principaux (Morjana Alaoui, Nadine Labaki, Lubna Azabal) brossent un portrait kaléidoscopique réussi de la femme marocaine moderne dont la vie amoureuse et sexuelle bat invariablement de l’aile. Surtout, et c’est peut-être là le principal, le film ouvre le débat sur des sujets tabous. Mais Laïla Marrakchi adoucit volontairement le huis clos tragique de ce drame au casting assez inégal, au dénouement convenu. Et à force de masquer la douleur sous les sourires, la réalisatrice peine à nous embarquer dans une histoire qui manque de mordant.
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