Indonésie : un chevalier blanc chasse l’autre

En 2004, Susilo Bambang Yudhoyono avait été le premier président démocratiquement élu de l’histoire du pays. Qui lui succédera l’an prochain ? Chantre de la lutte anticorruption, Joko Widodo, le très populaire gouverneur de Jakarta, paraît tenir la corde.

Joko Widodo avec la guitare que lui a offert Robert Trujillo, le bassiste de Metallica. © AFP

Joko Widodo avec la guitare que lui a offert Robert Trujillo, le bassiste de Metallica. © AFP

Publié le 12 septembre 2013 Lecture : 5 minutes.

Presque chaque jeudi depuis six ans, Maria Katarina Sumarsih (61 ans) prend position devant le palais présidentiel, à Jakarta, en compagnie de victimes de violations des droits de l’homme. Elle pleure la perte de son fils, exécuté par l’armée indonésienne avec une douzaine d’étudiants protestataires. Dans les années chaotiques qui ont suivi l’éviction du président Suharto (1967-1998), ces jeunes gens manifestaient pour exiger l’adoption de réformes politiques et économiques… Bien que politiquement engagée, Maria Katarina ne se rendra pas aux urnes lors des élections législatives et présidentielle de l’an prochain. "Depuis que mon fils a été exécuté, je n’ai plus jamais voté. Les partis politiques ont pour seul but de favoriser leurs propres intérêts, en oubliant complètement ceux du peuple, explique-t-elle. Telle qu’elle existe aujourd’hui, la démocratie indonésienne est une pure fiction."

L’enjeu est de taille pour le plus grand pays musulman du monde. En 2014, Susilo Bambang Yudhoyono, alias SBY, achèvera son second mandat présidentiel. Conformément à la Constitution, il devra alors quitter le pouvoir. Son élection en 2004 – la première au suffrage universel direct – avait marqué le début d’une nouvelle ère après les turbulences de l’après-Suharto (instabilité gouvernementale, difficultés financières, violences intercommunautaires). À l’époque, certains se montraient néanmoins fort pessimistes. À les en croire, une déstabilisation, voire une balkanisation du pays était inévitable. Ils se trompaient. Depuis dix ans, la démocratie a fait d’indiscutables progrès. Et le climat des affaires s’est beaucoup amélioré, même si ces avancées restent fragiles et qu’une petite élite très soudée continue d’accaparer les rênes du pouvoir.

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Le poids de l’argent dans l’élection

"La prochaine élection est importante, souligne le vice-président Boediono. Dix ans durant, l’Indonésie a été dirigée par le même président. Il faut désormais trouver la bonne personne pour continuer le travail." Plus facile à dire qu’à faire. À un an de l’élection, les candidats déclarés sont en effet loin de déchaîner l’enthousiasme.

Représentant du Golkar, l’ancien parti de Suharto, Aburizal Bakrie est l’un d’eux. C’est un homme d’affaires controversé, dont la famille est actuellement engagée dans un impitoyable bras de fer avec Nat Rothschild, l’héritier de la célèbre famille de banquiers, pour le contrôle d’une société minière. Il aura notamment face à lui Prabowo Subianto, un ex-général des forces spéciales qui se trouve être le gendre du dictateur défunt.

Pour espérer être élu, chacun devra composer avec un système électoral très particulier. Seuls en effet les partis ayant obtenu 25 % des suffrages et 20 % des sièges au Parlement lors des législatives d’avril 2014 seront autorisés à présenter un candidat à la présidentielle du mois de juillet suivant. Un processus presque aussi complexe que celui en vigueur aux États-Unis !

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Il existe d’ailleurs un autre point commun entre les deux pays : le poids démesuré de l’argent dans la campagne électorale, qui favorise évidemment les candidats les plus riches. Prabowo Subianto est ainsi subventionné par son frère, Hashim Djojohadikusumo, le magnat du pétrole et du gaz. Compte tenu des risques de manipulation, celui-ci devra débourser près de 30 millions de dollars (22,8 millions d’euros) pour dépêcher des observateurs dans les quelque 500 000 bureaux de vote, dispersés dans des milliers d’îles. Et presque autant en cas de second tour. Avec la location de panneaux publicitaires, la réalisation et la diffusion de spots télévisés et l’indemnisation des bénévoles, une campagne peut facilement coûter plusieurs centaines de millions de dollars. On comprend que seuls les partis disposant de moyens financiers considérables peuvent tirer leur épingle du jeu. C’est le cas du Parti démocrate (de SBY), du Golkar et du Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P), que dirige Megawati Sukarnoputri, la fille de Sukarno, le père de l’indépendance. Pour l’essentiel, la présidentielle est donc la chasse gardée de l’élite.

Le gouverneur de Jakarta : un candidat populaire

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Seule exception : Joko Widodo (52 ans), ancien maire de Solo (une petite ville dans le centre de l’île de Java) et actuel gouverneur de Jakarta. Plus qu’à l’argent, celui que ses partisans surnomment Jokowi doit son élection, en septembre 2012, à son incroyable popularité. Sa parfaite maîtrise des médias et des réseaux sociaux lui a permis de toucher un vaste électorat, las des pots-de-vin, des inondations à répétition et des embouteillages inextricables, ces fléaux qui empoisonnent la vie quotidienne dans la capitale. Pourrait-il être tenté d’en faire autant à l’échelon national ? Ce n’est pas exclu, une majorité d’Indonésiens aspirant à une justice équitable et à une réduction de la corruption et des inégalités – près de la moitié d’entre eux vit avec moins de 2 dollars par jour.

Pour l’heure, Jokowi élude toute question à ce sujet et promet de se consacrer entièrement à l’amélioration des conditions de vie des 12 millions d’habitants de Jakarta. Mais de nombreux sondages le placent en tête des intentions de vote pour la présidentielle. Tout semble indiquer qu’il a le potentiel pour l’emporter. "Comme SBY en 2003, il apparaît comme un chevalier blanc, comme le symbole d’une Indonésie meilleure, d’une autre façon de faire de la politique", commente Marcus Mietzner, de l’Australian National University, qui ne doute pas une seconde de sa victoire l’an prochain. Reste que, pour se lancer dans la course présidentielle, Jokowi aura besoin de l’appui d’un parti. À Solo comme à Jakarta, il avait bénéficié de celui du PDI-P. Sera-ce une nouvelle fois le cas ? Il faudrait pour cela que Megawati Sukarnoputri accepte de faire une croix sur ses propres ambitions, ce qui n’est pas encore assuré.

L’Indonésie : le bon élève des pays musulmans

Pour compenser tant soit peu les espoirs déçus du Printemps arabe, l’Indonésie est souvent présentée par les leaders occidentaux, Barack Obama et David Cameron en tête, comme le bon élève qui est parvenu à concilier islam, démocratie et développement économique. De fait, les Indonésiens disposent de la liberté, pas si fréquente dans le monde musulman et en Asie du Sud-Est, de dire ce qu’ils pensent, de lire ce qu’ils veulent et de vaquer à leurs affaires sans entraves. Mais tout n’est pas parfait pour autant, comme l’explique le coréalisateur anonyme de L’Acte de tuer, un documentaire consacré au massacre de militants d’extrême gauche dans les années 1960. "Les groupes qui avaient le pouvoir à l’époque sont toujours là, estime-t-il. La presse est plus libre, mais l’économie et le pouvoir politique restent sous leur contrôle." Bref, le processus de réforme est "dans une impasse". Conclusion : "Ce n’est plus le même conducteur aux commandes, mais le train va toujours dans la même direction."

L’an prochain, le conducteur va encore changer, ce qui ne devrait pas provoquer de débordements populaires majeurs, contrairement à l’habitude dans beaucoup d’autres démocraties émergentes. "Les membres de l’élite politique indonésienne sont bons perdants, commente Wijayanto, directeur général de l’Institut de politique publique Paramadina, un think tank islamique dont le siège est à Jakarta. S’ils échouent à une élection, ils attendent la prochaine et n’essaient pas de s’emparer du pouvoir par la force comme en Égypte, au Pakistan ou en Thaïlande." L’abstention pourrait, en revanche, jouer les trouble-fête. La baisse de la participation lors des trois derniers scrutins nationaux traduit sans doute la grande lassitude des électeurs indonésiens.

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Par Ben Bland © Financial Times et Jeune Afrique 2013

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