Tunisie – Ennahdha : vol au-dessus d’un nid de faucons

Traversée par plusieurs courants, l’instance décisionnelle d’Ennahdha (le Majlis el-Choura), au pouvoir en Tunise, est aujourd’hui dominée par l’aile dure, qui entérine par son vote les orientations du parti. Voyage au coeur d’une institution aussi secrète qu’influente.

Réunion du conseil consultatif, le 21 février. © Hichem

Réunion du conseil consultatif, le 21 février. © Hichem

Publié le 17 septembre 2013 Lecture : 5 minutes.

En juillet 2012, Ennahdha organisait au Kram, dans la banlieue de Tunis, son 9e congrès, le premier hors de la clandestinité, mais dont elle a tenu à distance les médias. Les débats ayant eu lieu à huis clos, l’élection de Rached Ghannouchi à la tête du parti et celle d’un bureau politique similaire au précédent par les 1 103 délégués laissaient à penser que la formation islamiste maintiendrait le cap, plutôt modéré, adopté depuis son arrivée au pouvoir. Mais c’était compter sans l’instance clé d’Ennahdha, le Majlis el-Choura, ou conseil consultatif, également élu à cette occasion et qui n’a de "consultatif" que le nom, puisque c’est lui qui détient le pouvoir réel, contrôlant et rappelant à l’ordre le bureau politique ou le président quand ils transgressent ses décisions.

Si le Majlis est souverain, il n’en est pas moins un espace de débats. Une particularité qui tient entre autres à son mode de désignation : cent de ses membres sont élus, qui cooptent ensuite cinquante militants pour compléter le cercle de délibération. "Entre congressistes, la lutte est rude. Certains se préparent à ce scrutin pendant des mois. Tous aspirent à siéger au sein de la Choura", explique Néjib, qui n’a recueilli que six voix. Bien que la teneur des débats soit toujours confidentielle et chaque leader adossé à son pré carré, les orientations d’Ennahdha sont établies par l’adoption de motions à travers un processus démocratique.

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Mais la Choura néglige une donne importante de la société tunisienne en n’accordant que 11 % des sièges aux femmes, alors que le groupe d’Ennahdha à l’ANC affiche une parité parfaite. Abdellatif Mekki, ministre de la Santé et organisateur du congrès de 2012, le reconnaît : "Les impératifs de la clandestinité ont limité la participation des femmes aux instances dirigeantes, et le règlement intérieur impose certaines conditions d’ancienneté et de responsabilités locales ; mais tout cela va changer et la femme gagnera légitimement son rang dans le Majlis."

Les turbulences que traverse le pays ont conduit la Choura à se réunir fréquemment, le plus souvent secrètement. "Ils brouillent les pistes ; ils réservent dans deux hôtels, puis finissent par se réunir dans un troisième. C’est curieux, car Fethi Ayadi, le président du Majlis, fait toujours une déclaration finale, même brève", s’étonne une journaliste de Shems FM. De ses années de clandestinité, le mouvement a conservé le goût du secret et de la discipline, mais "il lui faut aussi le temps de se concerter sereinement et de se coordonner avec le bureau politique", plaide un militant. La situation actuelle est telle que la Choura a délégué ses pouvoirs à un comité, le "groupe 21", chargé de suivre les développements de la crise. Il n’est en effet pas question, malgré les pesanteurs de l’appareil, de confier les destinées du parti à un seul homme. Cette collégialité, qui apporte une cohésion entre les différents courants, est aussi un héritage des années de répression, quand le mouvement pouvait être déstabilisé par l’arrestation de l’un de ses chefs, et explique en partie l’attachement d’Ennahdha au régime parlementaire.


Habib Ellouze : "Dans les régions où il fait chaud, les clitoris sont trop grands
et gênent les époux… L’excision est une opération esthétique pour la femme."
© Thierry Bresillon/Imagesdetunisie.com

La Choura : une instance décisionnelle

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Il n’empêche. Le conseil consultatif n’opère pas de manière traditionnelle. Il est même aux antipodes du Majlis el-Choura tel qu’on l’entend dans le monde arabo-musulman et dont "le principe consistait à conseiller le calife, qui ne se sentait pas du tout engagé à suivre ce conseil", explique la politologue tuniso-allemande Khadija Wöhler-Khalfallah. Or la Choura d’Ennahdha s’est muée en instance décisionnelle. Ses membres ne sont pas de simples conseillers et entérinent par leur vote les orientations de leur formation et, partant, celle du pays, puisque leur parti est au pouvoir. Le Majlis a les coudées franches et n’hésite pas à interpeller vertement l’exécutif, voire à le désavouer, comme il l’a fait avec l’ex-Premier ministre Hamadi Jebali, pourtant secrétaire général du parti, lorsque celui-ci, après l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février, a souhaité constituer un gouvernement de technocrates. Aussi le refus de l’Assemblée nationale constituante (ANC) de constitutionnaliser une Choura de crainte qu’elle ne soit tentée d’outrepasser ses prérogatives n’est-il pas étonnant.

Parlement suprême de la formation islamiste, la Choura est naturellement traversée par plusieurs courants. Les légitimités s’y côtoient et s’affrontent. Toutes les différences s’expriment, mais jamais rien ne filtre. Les opérations de lobbying renforcent tantôt un courant, tantôt un autre, si bien que les positions du conseil ne sont pas une réelle synthèse de ce qui se joue en interne. Entre certains, les rapports sont tendus. Ainsi du clan des "exilés", forts de leurs carnets d’adresses et de leur faculté à lever des fonds, et de celui des "nationaux", restés au pays et emprisonnés. La composition de la Choura est un peu la revanche de ces derniers, qui ont par exemple déploré que les sommes collectées pour soutenir les familles des prisonniers ne soient pas toujours parvenues à leurs destinataires.

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Des radicaux très écoutés

L’autre ligne de fracture est celle qui sépare modérés et radicaux. Les plus ultras, comme Sadok Chourou et Habib Ellouze, sont très écoutés. Le Majlis est leur tribune, même si leurs propositions ne sont pas toujours retenues. Ils n’en ont pas moins obtenu que le conseil réfute les accusations de terrorisme portées contre Ansar el-Charia, comme ils se sont opposés à la démission du gouvernement Larayedh et à la dissolution de l’ANC. Des voix modérées, comme celle du cheikh Abdelfattah Mourou, ont été marginalisées, voire réduites au silence. Dans les deux camps, les jeunes cherchent de plus en plus à se faire entendre, tandis que Sahbi Atig, chef du groupe parlementaire d’Ennahdha à l’ANC, prend ses instructions aussi bien auprès du Majlis que de Rached Ghannouchi.

Face à la fronde générale contre le gouvernement, la Choura semble aujourd’hui engagée dans une fuite en avant, attestée par les nominations récentes, comme si de rien n’était, de Hamza Hamza, l’un de ses membres, à la tête de l’Office de l’aviation civile et des aéroports (Oaca) et d’Abdelmajid Ezzar à la présidence de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap). Cette accélération du noyautage de l’administration, bien que parée des habits de la "légitimité", trahit un peu plus l’ambition hégémonique des islamistes, ainsi que leur panique à l’idée de devoir céder le pouvoir à un gouvernement non partisan.

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