Palestine : Hamas à la masse
Pris au piège de ses contradictions, le mouvement islamiste Hamas est écartelé entre la solidarité sunnite, qui lui dicte de rompre avec l’Iran et la Syrie, et la nécessité stratégique de conserver des alliés de poids.
"L’hiver islamiste" des commentateurs occidentaux aura été la saison faste du Hamas, ce mouvement politico-militaire palestinien issu des Frères musulmans qui contrôle la bande de Gaza depuis 2007. À Tunis, au Caire, à Rabat, la confrérie et consorts triomphaient, abreuvés de pétrodollars qataris, plébiscités par les électeurs. Ses combattants insurgés allaient bientôt faire mordre la poussière au Syrien Bachar al-Assad, et l’ordre islamique ne tarderait plus à s’imposer irrévocablement au monde arabe.
L’euphorie du Mouvement de la résistance islamique (Harakat al-Muqawama al-Islamiya, Hamas) n’a pas duré. Bachar tient toujours Damas d’une poigne d’acier, l’émir Hamad du Qatar a cédé la place à son fils Tamim, beaucoup plus réservé, et Mohamed Morsi, le président égyptien, voisin et frère en convictions, a été chassé par l’armée à l’issue d’une mobilisation populaire massive. Sous le feu roulant des médias au Caire, le Hamas y est aujourd’hui accusé de former des escadrons de la mort à la solde des pro-Morsi et d’organiser le terrorisme dans le Sinaï. Une des deux charges qui pèsent sur le président destitué porte d’ailleurs sur ses liens avec le parti palestinien lors d’attaques contre la police égyptienne avant 2011. "Le Hamas est plus menacé qu’il ne l’a jamais été. À Gaza même, sa popularité est en berne, et, comme le Fatah en Cisjordanie d’ailleurs, il a de plus en plus de mal à contrôler son territoire", explique Ziad Majed, politologue libanais spécialiste du Moyen-Orient. Signes de nervosité, le gouvernement gazaoui a durci ces derniers mois l’application de l’ordre moral islamique et a interdit, le 25 juillet, la chaîne saoudienne Al-Arabiya et l’agence palestinienne Maan basée en Cisjordanie, toutes deux accusées de propager des mensonges : la raison tacite en serait leur couverture des tensions entre le Hamas et le nouveau pouvoir égyptien.
Les révolutions arabes ont brisé l’unité du Hamas
Organisation diasporique aux centres de décision éclatés entre Le Caire, Doha, Beyrouth et hier Damas, le Hamas n’est autonome que dans la mince bande de Gaza, où il gouverne. Encore y est-il soumis au blocus asphyxiant d’Israël, aggravé depuis que l’armée égyptienne a dynamité 80 % des tunnels et bloqué le passage de Rafah, point d’entrée vital pour son approvisionnement par le Sinaï. Ne disposant pas d’importantes ressources politiques, financières et militaires propres, le Hamas dépend de la volonté, bonne ou mauvaise, de ses divers parrains et hôtes. Et l’humeur de ces derniers est particulièrement changeante ces derniers temps.
Lié stratégiquement et idéologiquement à l’Iran des mollahs, à la Syrie d’Assad et au Hezbollah libanais avant les bouleversements de 2011, le Hamas constituait un segment important de "l’axe de la résistance" à Israël et à l’hégémonie américaine. Mais les révolutions arabes, qui ont dégénéré en affrontement chiites-sunnites en Syrie, ont brisé l’unité du front et placé le Hamas au pied du mur. "Alors que les sunnites étaient pris pour cible en Syrie et que l’armée avait bombardé dès 2011 des camps palestiniens, Khaled Mechaal [chef politique du mouvement depuis 2004] ne pouvait rester à Damas, où il était installé depuis 2001", rappelle Majed.
En février 2012, Mechaal rompait les liens avec Assad et délocalisait la branche damascène à Doha, misant à tort, avec le maître des lieux et les chancelleries occidentales, sur une chute imminente du tyran syrien. "Mechaal a d’abord tenté de dissocier la politique d’Assad de l’appartenance du Hamas à "l’axe de la résistance" en se rendant à Téhéran et en tentant de s’accorder avec le Hezbollah sur une position commune et neutre", précise Majed. Une position difficile à tenir dans le maelström syrien. L’engagement du Hamas contre Assad est devenu évident le 31 mai, quand Youssef al-Qaradawi, prêcheur Frère musulman et vedette d’Al-Jazira, qualifie le Hezbollah de "parti de Satan" à l’antenne, en présence de Mechaal.
Une délégation du Hamas à Téhéran
En Syrie, la mobilisation anti-Assad du mouvement serait même allée plus loin. Selon nos informations, sa milice a pris une part active à la défense de Qussayr, poche stratégique reprise en mai par le régime aux rebelles, usant contre le Hezbollah, venu en renfort d’Assad, des méthodes meurtrières que la mouvance politico-militaire libanaise lui avait elle-même enseignées. Le Hamas est également soupçonné d’avoir livré, fin 2012, le camp palestinien de Yarmouk, à Damas, aux forces rebelles, ainsi que l’une de ses bases d’entraînement proche de la capitale syrienne. Un parti pris inacceptable pour une importante fraction du mouvement. Selon le journal Al-Quds al-Arabi, la direction des brigades Ezzeddine al-Qassam, branche armée du Hamas, a envoyé début juin une lettre à Mechaal rappelant son attachement à l’alliance avec le Hezbollah et l’Iran. À Gaza, le puissant Mahmoud al-Zahar, faucon du mouvement, exprimait la même position, tandis qu’à Beyrouth, où le Hamas a dû évacuer ses bureaux situés dans une zone sous contrôle hezbollahi, l’influent membre du bureau politique Moussa Abou Marzouk rencontrait le secrétaire général du Hezbollah pour tenter de renouer les liens distendus.
Fin juillet, le site israélien DEBKAfile citait une source iranienne selon laquelle une délégation du Hamas était à Téhéran pour réaffirmer son alliance stratégique avec la République islamique. "Le Hamas envoie des émissaires partout pour se laisser des portes ouvertes, commente Ziad Majed, et l’alliance avec Téhéran reste cruciale en cas de retournement des puissances du Golfe qui soutiennent aujourd’hui le groupe palestinien." Car si le Qatar est prodigue de son argent, une bonne partie du financement du Hamas et surtout ses armes venaient d’Iran. Un approvisionnement qui a cessé depuis plusieurs mois et placé les maîtres de Gaza dans une situation militaire critique, la riposte à l’opération israélienne Pilier de défense en novembre 2012 ayant épuisé ses arsenaux.
Faut-il voir dans ce tiraillement entre Doha et Téhéran les prémices d’une rupture interne ? Pour Paul Khalifeh, rédacteur en chef du journal libanais L’Hebdo Magazine, les choses sont plus nuancées : "Diverses tendances coexistent, de Mahmoud al-Zahar, l’ex-ministre des Affaires étrangères, fidèle aux alliances traditionnelles avec l’Iran et le Hezbollah, à Ismaïl Haniyeh, le Premier ministre de Gaza, qui est le plus proche des Frères musulmans et du Qatar. Mechaal, qui a mis du temps à rejoindre le parti du Golfe, tente maintenant de faire la difficile synthèse entre ces courants."
Écartelé entre la solidarité sunnite et frériste qui lui dicte de rompre avec ses anciens complices et la nécessité stratégique de conserver un allié de poids, le Hamas fait face à un dilemme comparable à celui du Hezbollah, qui se dit mouvement national libanais de résistance à Israël mais qui se voit obligé, par ses jeux d’alliances, d’aller guerroyer contre ses "frères arabes" en Syrie. Dirigées contre les raïs, "têtes" et "chefs" des États arabes, les révolutions finissent par révéler les contradictions de tous les mouvements politiques qui influencent la région depuis des décennies. Gauchistes, résistants, fréristes ou libéraux : tous les systèmes sont remis en question, augurant un renouveau du monde arabe bien plus profond que ne le laissait penser l’expulsion de quelques tyrans. Pris au piège de ses alliances, le Hamas chercherait à se rapprocher du frère ennemi cisjordanien, le Fatah, ou pourrait, au contraire, être tenté de se radicaliser davantage.
>> Lire aussi : Palestine : le Hamas, ou l’attente d’une résurrection
"Tamarrod Gaza !"
Le blocage des passages frontaliers avec le Sinaï n’a pas empêché le vent de la révolte égyptienne contre les Frères musulmans de s’engouffrer dans la mince bande côtière, contrôlée d’une main de fer par le Hamas depuis 2007. Le mouvement pacifiste, qui appelle à manifester le 11 novembre contre le "gang criminel", est une nouvelle traduction de l’impopularité croissante du parti islamiste parmi les Palestiniens de Gaza. Sur leur page Facebook, laquelle comptait près de 51 000 abonnés le 4 septembre, les rebelles demandent la fin du gouvernement islamiste, qui, à les en croire, s’adonne "aux meurtres, à la torture, à la corruption et aux trafics […] au nom de la religion, de la nation et de la résistance". Naturellement, le Hamas y a vu la main du Caire putschiste ou celle du Fatah rival de Mahmoud Abbas et cherche à réprimer, trahissant son anxiété en son propre royaume.
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