Un opposant nommé Mohammed VI
Éducation, culture, médias… Plus que jamais, le roi multiplie les initiatives, mais aussi les critiques à l’encontre de son gouvernement. Dans sa ligne de mire : le conservatisme et la « salafisation » des esprits. Lisez également la réponse du cabinet royal à J.A., en fin d’article.
Mis à jour le 23 septembre 2013 à 12h15
Lire le droit de réponse du cabinet royal, ci-dessous
Ouvertement critiqué pour la grâce qu’il a accordée – avant de l’annuler – fin juillet, à Daniel Galván Viña, un pédophile espagnol condamné à trente ans de réclusion, le roi a prononcé, le 20 août, une adresse à la nation très politique, suivie d’une réception remarquée de dizaine d’artistes de tous genres, à qui ont été remis des wissams alaouites. Les écoliers, eux, ont fait leur rentrée le 11 septembre. Une nouvelle année sur les bancs pour environ 6,5 millions d’élèves de l’enseignement primaire et secondaire. L’actuel ministre de l’Éducation nationale, Mohamed Louafa, accomplit donc sa seconde rentrée. Et certainement sa dernière. En rupture de ban avec son parti, l’Istiqlal, après avoir refusé d’obtempérer à la décision de retrait du gouvernement, il est, depuis le 9 juillet, un ministre sans couverture politique. Pour lui, les nuages s’amoncellent depuis le diagnostic sévère du roi. Après la rentrée des classes suit, du 13 au 22 septembre, la rentrée culturelle avec le festival L’Boulevard à Casablanca, un événement underground plombé ces dernières années par des problèmes de financement. Le 21 août, son directeur, Mohamed “Momo” Merhari, recevait un wissam alaouite des mains de Mohammed VI. Il y a quatre ans, l’association EAC, qui produit L’Boulevard, obtenait un chèque de 2 millions de dirhams (180 000 euros). Le roi s’est d’ailleurs enquis des investissements réalisés par l’association, qui a créé à Casablanca un studio d’enregistrement ouvert aux jeunes talents.
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À la veille de son cinquantième anniversaire, le souverain a remis la réforme de l’enseignement au centre de l’agenda politique, adressant des critiques directes à la gestion de ce dossier par le gouvernement Benkirane. Dans son discours, Mohammed VI relève que « les gouvernements successifs se sont attachés à mettre en œuvre les recommandations de la charte nationale de l’éducation et de la formation [adoptée en 1999], surtout le gouvernement précédent [dirigé par Abbas El Fassi, octobre 2007-janvier 2012], qui a déployé les moyens et les potentialités nécessaires pour mener à bonne fin le Plan d’urgence élaboré en 2008, dont il n’a, d’ailleurs, entamé la réalisation qu’au cours des trois dernières années de son mandat ». Après avoir délivré ce satisfecit pour le pilotage de la réforme de l’enseignement, mené notamment par son ancien conseiller feu Meziane Belfkih, Mohammed VI relève une rupture fâcheuse, imputable directement au gouvernement Benkirane : "Pis encore, sans avoir impliqué ou consulté les acteurs concernés, on a remis en cause des composantes essentielles de ce plan, portant notamment sur la rénovation des cursus pédagogiques, le programme du préscolaire et les lycées d’excellence. […] Le gouvernement actuel aurait dû capitaliser les acquis positifs cumulés dans les secteurs de l’éducation et de la formation, d’autant qu’il s’agit d’un chantier déterminant s’étendant sur plusieurs décennies."
>> Lire aussi : Mohammed VI, un roi mécène
Au moment où le gouvernement dirigé par les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) défend la légitimité par le mandat du peuple, une antienne affûtée par la polémique sur la destitution du président égyptien Mohamed Morsi, qualifiée de « coup d’État contre la légitimité » jusque dans les salons rbatis, le roi laisse entendre qu’il y a des domaines dans lesquels les priorités et les orientations ne doivent pas osciller au gré des résultats des urnes. Arbitre du jeu institutionnel, Mohammed VI interprète la Constitution de 2011 comme lui donnant une forme particulière de prééminence sur les autres acteurs politiques, y compris le gouvernement et le Parlement. Même s’il n’y a pas de doctrine à ce sujet, le raisonnement qui sous-tend le discours est totalement en phase avec la pratique du pouvoir depuis quatorze ans. Au Palais, et à son armée de l’ombre de conseillers, la stratégie et les grandes orientations de réforme, aux ministres l’exécution de plans concoctés pour la plupart par des cabinets conseil en stratégie.
Maquette du futur Musée national d’art moderne et contemporain
à Rabat. © Cabinet Karim Chakor Architecte
Voir à long terme
Pour le roi, qui s’inscrit dans le temps long de son pouvoir, la réforme est un effort d’accumulation. Le gouvernement actuel ne peut donc, selon la doctrine en cours d’élaboration au Palais, effacer d’un geste tout ce qui a été fait par ses prédécesseurs. Un argument central du discours du 20 août : "En effet, il n’est pas raisonnable que tous les cinq ans chaque nouveau gouvernement arrive avec un nouveau plan, faisant l’impasse sur les plans antérieurs, alors qu’il ne pourra pas exécuter le sien intégralement au vu de la courte durée de son mandat." Au-delà du jeu électoral, il y a un échelon de décision stratégique auquel le roi ne souhaite pas renoncer. Pas pour toutes les questions, ni tous les secteurs : "Le secteur de l’éducation ne doit pas être enserré dans un cadre politique stricto sensu, pas plus que sa gestion ne doit être l’objet de surenchères ou de rivalités politiciennes." Ce recadrage s’appuie sur la Constitution de 2011, laquelle accorde, selon la formule du constitutionnaliste Baudoin Dupret, "de larges prérogatives au chef du gouvernement sans réduire celles du roi". Ce dernier ne doit pas être partout, mais revendique le pouvoir de donner les grandes orientations, d’évaluer et de corriger. Publiquement s’il le faut.
Des frictions entre islamistes et élites proches du Palais
C’est au nom d’autres grandes orientations que l’entourage royal s’était employé à tailler en pièces les projets de cahiers des charges de l’audiovisuel public poussés par le ministre de la Communication, Mustapha El Khalfi. Alors même qu’il ne faisait qu’exercer ses prérogatives, ce qui nous a été confirmé par un de ses prédécesseurs, El Khalfi a bousculé le statu quo et semblé menacer l’équilibre linguistique et les choix éditoriaux de la deuxième chaîne nationale, 2M, largement vue comme un contre-pouvoir aux islamistes. C’est parce qu’ils n’ont pas montré d’ardeur à contrer le texte d’un ministre islamiste que les deux têtes de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (Haca) ont été remerciées par le roi. Le message, martial, a bien été entendu à Rabat : une autorité de régulation, aussi indépendante soit-elle, ne doit pas seulement respecter la légalité des formes. Il ne suffit pas d’être légaliste, encore faut-il s’assurer d’interpréter efficacement et durablement les orientations du Palais.
Les exemples abondent de frictions autour du modèle de société entre les islamistes et les élites plus ou moins proches du Palais. Que l’on songe à Mawazine, gigantesque festival signé du Palais, placé sous l’étroite supervision de Mounir Majidi, président de Maroc Cultures, l’association qui l’organise. Depuis deux ans, le festival se tient au nez et à la barbe du gouvernement PJD. N’était-ce pas Abdelilah Benkirane qui avait dénoncé la présence d’Elton John, l’une des stars préférées de Mohammed VI ? On pourrait penser que le PJD s’est assagi depuis son entrée au gouvernement. Mais les rancœurs sont tenaces : ministre des Relations avec le Parlement et la société civile, Habib Choubani dénonçait, en mai 2012, "un festival de l’État [comprenez “du Palais”, NDLR] comme il y a eu un projet de parti de l’État". Tous les forts en gueule islamistes continuent d’ailleurs de se faire les crocs sur Mawazine, victime aussi de son incroyable succès d’audience.
Exit "l’art propre"
En juin dernier, Benkirane et ses amis ont pareillement snobé le festival Gnaoua d’Essaouira, un rassemblement musical extrêmement populaire qui renoue avec une tradition mystique, jugée avec mépris par les orthodoxes. Rien de pareil du côté du roi, qui a reçu et remis des décorations à une pléthore d’artistes : le rappeur Bigg, le peintre Fouad Bellamine, le chanteur Abdelwahab Doukkali, les réalisateurs Farida Belyazid et Noureddine Lakhmari, les humoristes Saïd Naciri et Hassan El Fad, le militant culturel "Momo" Merhari, les jeunes groupes H-Kayne, Fnaïre ou Mazagan. Un hommage posthume a été rendu à des artistes disparus, dont l’acteur Benbrahim ou le peintre Miloud Labied. Un contraste saisissant entre les premières déclarations des islamistes au lendemain des élections de 2011 – le fameux "art propre" que le député Najib Boulif appelait de ses vœux – et les encouragements appuyés de Mohammed VI.
Le cabinet royal répond à J.A.
Notre enquête intitulée "Le roi opposant", parue dans le no 2748, a suscité de la part de Taïeb Fassi-Fihri, conseiller de Mohammed VI, la mise au point suivante, que nous vous donnons à lire dans son intégralité.
En faisant référence à la grâce royale, le passage introductif dudit article affirme "qu’il [le Souverain] l’a accordée… avant de l’annuler". Une telle formulation laisse supposer que Sa Majesté le roi aurait procédé à la grâce du ressortissant espagnol en connaissance de cause, particulièrement de la gravité et de la nature des crimes commis par Daniel Galvan.
Or il est de notoriété publique, tel que l’indiquent par ailleurs plusieurs articles publiés par Jeune Afrique tant sur votre site web qu’en édition papier, que le ressortissant espagnol qui a bénéficié, par erreur, d’une grâce figurait parmi une quarantaine de personnes faisant l’objet d’une demande espagnole. L’erreur qui s’était produite, par inadvertance, au niveau de l’administration pénitentiaire a depuis lors donné lieu à des sanctions et à l’annulation de la grâce par Sa Majesté le roi.
Le ressortissant espagnol en question a, depuis, été interpellé par les autorités espagnoles, suite à un mandat d’arrêt international émis par le Maroc et en parfaite coopération entre les autorités des deux pays.
Toujours dans son introduction, le même article établit un lien pour le moins fantaisiste et prêtant à confusion entre ledit sujet de grâce et les deux autres actes de Sa Majesté le roi que sont le discours royal du 20 août 2013 et la remise de décorations par le souverain à de jeunes artistes.
Or il est parfaitement évident qu’il s’agit de sujets totalement détachés et indépendants les uns des autres. Aucune causalité ne saurait être établie, en aucun cas et ni de près ni de loin, entre les trois sujets ; en l’occurrence, un discours de Sa Majesté adressé à la nation et portant sur des thématiques de fond, la remise de décorations royales à des artistes qui est un acte souverain et régulier, qui se déroule chaque année, à l’occasion de la fête du Trône et de la fête de la Jeunesse, et enfin, le dénouement d’un sujet qui a porté sur cette grâce accordée, par erreur, au niveau de l’administration et depuis prise en charge, annulée et traitée à tous les niveaux.
Taïeb Fassi-Fihri, Rabat, Maroc
Réponse : Les cinq lignes d’introduction de l’article de Youssef Aït Akdim, qui sont ici mises en cause, n’avaient évidemment pas d’autre motivation que purement chronologique, J.A. ayant par ailleurs largement (et objectivement) traité de l’affaire Galvan, ainsi que le reconnaît M. Fassi-Fihri. François Soudan
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