Serge Bilé : « La politique, ce n’est pas le pouvoir à tout prix »
L’ACTU VUE PAR. Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter les sujets d’actualité. Cette semaine, Serge Bilé, auteur prolifique et ardent défenseur de l’identité noire, établit un pont entre l’Afrique et les Antilles. Et dresse un bilan sans concession de la situation dans son pays natal, la Côte d’Ivoire.
Pendant de nombreuses années, il a été l’heureux présentateur télé préféré des Antillais. Après vingt-huit années passées en Martinique, Serge Bilé a décidé de prendre le large et de s’installer pour deux ans à Paris, avant un retour définitif en Côte d’Ivoire, son pays natal, un demi-siècle après l’avoir quitté.
Le 18 juillet, jour du Mandela Day, l’auteur de Noirs dans les camps nazis, de Yasuke et du Seul passager noir du Titanic présentera en avant-première à Abidjan son dernier livre, Le Souper du Trocadéro – Quand Renaud dîne avec Nelson Mandela et Aimé Césaire (éd. Cercle Media), l’histoire de la rencontre entre deux grands combattants de la liberté, qui paraîtra le 6 septembre dans l’Hexagone.
Chaque fois qu’il le peut, Bilé inverse ainsi le calendrier au profit de son pays. Une démarche qui témoigne de son attachement à la Côte d’Ivoire et à sa culture, mais aussi de son militantisme culturel. Serge Bilé a mis en place une structure qui lui permet de réinvestir ses droits d’auteurs dans l’impression sur place de ses ouvrages, afin de pouvoir les proposer à des prix abordables à ses compatriotes.
Jeune Afrique : Dans quelle mesure peut-on considérer que ce « souper du Trocadéro », le 5 juin 1990, est un moment important qui mérite d’être révélé ?
Serge Bilé : Plusieurs événements majeurs se sont télescopés au cours de ce “sommet culinaire”. D’abord, la rencontre entre Aimé Césaire et Nelson Mandela, deux monuments de la lutte pour la liberté, quatre mois tout juste après la sortie de prison de ce dernier. Réaliser que deux personnalités de cette envergure se sont rencontrées sans que l’on en sache rien – ou si peu – est en soi une information capitale.
Ensuite, le plaidoyer de Nelson Mandela pour le maintien des sanctions contre le régime de Pretoria. Certes, il était désormais libre, mais l’apartheid n’était pas aboli pour autant. Dès le lendemain, François Mitterrand annonçait la poursuite des sanctions françaises jusqu’à l’abolition de l’apartheid.
Qu’est-ce qui, selon vous, explique la quasi indifférence du Landerneau politique à l’égard de cette rencontre ?
Danielle Mitterrand, à l’origine de ce dîner, le voulait intimiste et secret. Il y avait juste douze convives, dont le Nobel de littérature Wole Soyinka et le metteur en scène Peter Brook, récemment disparu. Seul le photographe de l’Élysée a eu le droit d’immortaliser la soirée et, tout juste après, toutes les photos ont été mises sous scellés et n’ont jamais été publiées. Personnellement, j’ai été ravi de les découvrir lorsque j’ai eu accès au Fonds présidentiel François-Mitterrand, les archives de l’ex-chef de l’État.
Outre leur combat pour la liberté, qu’avaient en commun Nelson Mandela et Aimé Césaire ?
Ils avaient du respect l’un pour l’autre. J’ai entendu Césaire parler avec admiration de Mandela, qui avait su faire don de sa vie pour une cause. L’écrivain se disait subjugué par le fait que même libre, l’ex-plus vieux prisonnier politique ne semblait pas s’en satisfaire et réclamait la même liberté pour tout son peuple. Il continuait le combat alors qu’il aurait pu s’en détourner.
Cette admiration était réciproque. Lors du dîner au Trocadéro, Mandela avait expliqué que le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire l’avait aidé à tenir pendant ses années d’incarcération. Et il n’était pas le seul prisonnier à user de ce dérivatif : comme lui, Steve Biko lisait des extraits des textes de Césaire publiés par Présence africaine. À la faveur de mes recherches, j’ai découvert que Biko, alors qu’il était encore étudiant, reprenait de longs extraits des textes de Césaire dans ses articles. Notamment des extraits de sa lettre de démission envoyée à Maurice Thorez, patron du Parti communiste. Ou l’un de ses discours lors de la campagne municipale de 1945.
Vous avez eu la chance de côtoyer Aimé Césaire pendant plus d’une décennie. Vous considérez-vous comme un privilégié ?
Bien évidemment. Il y a eu la rencontre, puis la fusion. À mon arrivée en Martinique en 1994, j’ai tenté de le rencontrer pendant six mois. En vain. Mais un jour, sa secrétaire m’appelle parce qu’il était pressenti pour le Nobel de la paix. J’ai ainsi eu l’honneur d’assister à ce moment historique, où il a annoncé son intention d’envoyer une lettre pour décliner la proposition.
Par la suite, dans le cadre de la grande semaine martiniquaise que j’organisais en Côte d’Ivoire, j’avais insisté pour qu’il fasse une déclaration. Il avait accepté de me recevoir et avait eu cette phrase profondément touchante : « Je suis Ivoirien comme vous et vous êtes Martiniquais comme moi. » Il avait deviné toute l’admiration que je lui vouais. Il avait aussi compris que le journaliste que j’étais disparaissait en sa présence. Je devenais simplement un homme qui avait envie d’être aux côtés du grand homme.
Nos moments les plus émouvants restent ceux que nous avons partagés après sa retraite. Il s’était retiré de la vie politique et n’intéressait plus personne. Et puis il y a eu ce moment insolite, après son décès, alors que j’enregistrais une émission en son honneur, chez lui. J’ai remarqué qu’il avait inscrit mon numéro de téléphone quelque part sur l’un des murs de son bureau. Pourtant il ne m’a jamais appelé. C’était un être exceptionnel qui a joué un rôle essentiel dans ma vie.
Avait-il un attachement particulier pour la Côte d’Ivoire ?
Il avait un attachement profond à l’ensemble de l’Afrique, sans doute à cause de son lien avec Léopold Sédar Senghor. C’est en arrivant en Martinique que j’ai compris que son rapport à la Côte d’Ivoire était spécifique. Aimé Césaire a été le seul député à dénoncer les massacres perpétrés dans ce pays sous la colonisation. Par la suite, il m’a longuement parlé de Houphouët-Boigny et des cadeaux que ce dernier lui avait faits.
Au moment de quitter son île, qu’emportez-vous de lui ?
Aimé Césaire fait partie de ceux qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Je n’aurais pas écrit autant de livres et entrepris autant de choses si je n’avais pas réalisé qu’avant moi, quelqu’un d’autre avait fait davantage et avait enfoncé tant de portes. On ne sera jamais aussi talentueux, mais on ne peut pas faire moins que ces modèles-là.
Je quitte l’île physiquement seulement, ne serait-ce que parce que mes enfants sont martiniquais. Toute la Martinique, je l’emporte avec moi, les bons comme les mauvais côtés, tous les combats menés, toutes les personnes qui m’ont façonné. C’est un départ pour m’aider à me renouveler. Il reste encore tant à faire pour l’Afrique et les Antilles, pour les diasporas.
Vous quittez les Antilles au moment où le Rassemblement national, parti d’extrême droite, y réalise ses meilleurs scores. Cela vous laisse-t-il un goût amer ?
C’est très dur, en effet. En particulier parce que pendant mes trente années aux Antilles, j’ai vu des Martiniquais s’élever contre les injustices et le racisme. Évidemment, je n’adhère pas à ce vote, mais j’essaie de le comprendre, de ne pas juger et même de ne pas le condamner – parce qu’il faut toujours laisser la porte ouverte au dialogue. Ce vote est sans doute davantage l’expression d’une révolte que d’une totale adhésion. Il trouve son explication dans l’actualité, dans la manière dont les gens estiment avoir été traités ou maltraités. À présent, il faut essayer de créer d’autres solidarités et de reprendre le chemin ensemble. Mais il faudra qu’à un moment donné, la Martinique définisse son propre mode de fonctionnement, de manière à ne plus être tentée par des idées qu’elle ne partage pas mais pour lesquelles elle vote.
Emmanuel Macron s’y prend-il mal avec les Antillais ?
Les insulaires sont assez insaisissables. Je le sais pour avoir aussi travaillé en Corse. Ils ont toujours l’impression de vivre dans une forteresse assiégée. Si on ne le comprend pas, cela peut vite dégénérer. Est-ce qu’Emmanuel Macron s’y prend mal ? Forcément, oui. Et le résultat est là : des incompréhensions qui conduisent à un vote inimaginable il y a encore quelques années. La brutalité qui, à Paris, peut se révéler sans conséquence, réveille des souvenirs douloureux dans les îles. L’histoire n’est jamais bien loin. Aux politiques de s’adapter aux particularités des uns et des autres.
Hormis la couleur de la peau et l’histoire de l’esclavage, qu’est-ce qui unit Africains et Antillais ?
Nous avons une histoire commune. La plupart des Antillais d’aujourd’hui sont, comme chacun sait, les descendants d’esclaves déportés d’Afrique. Certains ne veulent pas regarder cette histoire en face, affirmant vouloir avancer, comme si jeter un coup d’œil dans le rétroviseur pouvait les en empêcher. Mais c’est le contraire ! Avoir une parfaite connaissance de son histoire permet d’avancer plus sereinement. En cinquante ans, on a enregistré d’importants progrès dans la relation Afrique-Antilles. Bien que des tensions liées à de vieilles rancœurs persistent et que nous ne soyons pas toujours acceptés, l’Afrique commence à trouver sa place aux Antilles.
À mon modeste niveau, j’ai essayé de faire passer l’idée d’une Afrique qui leur ressemble. Pour autant, je ne prétends pas que les Antillais soient des Africains, et vice versa. Les Antillais sont des personnes avec lesquelles nous partageons une histoire mais qui, par la force de cette histoire, en sont devenues de nouvelles. Nous pouvons donc cheminer ensemble autrement.
Livre après livre, vous avez révélé aux lecteurs les histoires peu connues de personnalités ou de héros noirs. À présent que vous revenez sur le continent, allez-vous exhumer des histoires de héros locaux ?
Il y a quatre ans, j’ai décidé d’aborder des sujets qui concernent davantage l’Afrique. D’abord avec Boni, l’histoire, débutée en Afrique dans le royaume ashanti, de ce grand guerrier nègre marron qui combattit les Hollandais au Suriname et qui a ensuite migré vers la Guyane.
Puis, je me suis mis à écrire un livre de souvenirs personnels sur Houphouët-Boigny. J’ai également réalisé la première biographie de l’ex-première dame, Thérèse Houphouët-Boigny. La contrainte que je m’impose est d’écrire toujours sur des sujets inexplorés. Ça limite mon champ d’action.
Vous êtes de retour en Côte d’Ivoire, un pays qui tente de panser ses blessures après avoir connu quelques turbulences. Quelles sont les principales urgences aujourd’hui : la lutte contre le jihadisme ? La réconciliation ?
Tout est urgent dans des pays comme les nôtres. En Côte d’Ivoire, de mon point de vue, la priorité est d’abord sociale. Je suis toujours peiné de voir autant de jeunes gens brillants, mais incapables d’accomplir leurs rêves, de poursuivre leurs études ou de monter une affaire, faute de moyens financiers. Cette urgence sociale se double d’une urgence médicale. Il est inadmissible qu’en 2022, certains n’arrivent toujours pas à se soigner comme ils le souhaiteraient. Bien évidemment, la lutte contre le terrorisme et la réconciliation nationale sont importantes elles aussi.
Les fractures nées des conflits antérieurs persistent, on ignore à quel point. Autant ne pas prendre le risque d’attendre un autre moment particulier de la vie politique pour évaluer le degré de rancœurs accumulées. Il est également important que l’on tourne la page des trois grands, Ouattara, Bédié et Gbagbo. La politique, ce n’est pas le pouvoir à tout prix ; l’alternance en fait partie, et on n’en meurt pas. Il faudrait aussi que ceux qui s’engagent en politique se fondent sur des convictions, et ne changent pas de bord en fonction des priorités alimentaires.
La Côte d’Ivoire vit-elle un moment charnière ?
En effet, imperceptiblement, les choses semblent glisser, même en ce qui concerne notre compréhension les uns des autres. Les intellectuels n’ont plus leur place : seuls les tiktokeurs, les pasteurs et autres influenceurs font l’actualité, c’est un réel problème. Quand ni les intellectuels, ni l’histoire d’un pays, ni tout ce qui en constitue le fondement ne sont pris en considération, il y a de quoi s’inquiéter.
On l’a vu avec les résultats du brevet des collèges cette année, avec un taux de réussite catastrophique. C’est navrant pour le pays de Bernard Dadié et d’Amadou Kourouma, qui doit se ressaisir. La ministre de l’Éducation nationale, qui semble pourtant déterminée, ne peut redresser seule la barre : tout le monde doit s’impliquer. Nous faisons des livres pour cela aussi : apprendre à écrire et à développer son esprit critique.
Les troisièmes mandats ont donné aux militaires un regain de vitalité. Faut-il adopter des mesures dissuasives à l’égard des chefs d’État qui enfreignent les règles ?
Je suis contre les troisièmes mandats et contre l’arrivée des militaires au pouvoir. Mais les putschs constitutionnels ouvrent souvent la voie aux putschs militaires et c’est bien triste. Si les peuples acceptent à la fois des dirigeants qui assument de détricoter la Constitution pour s’octroyer un troisième mandat et des militaires qui arrachent le pouvoir, libre à eux. C’est à eux de décider de ce qu’ils veulent pour leur pays.
En Côte d’Ivoire, depuis la mort du président Houphouët, les chefs d’État passent leur temps à changer la Constitution au gré de leurs envies et de leurs intérêts. Ouattara, Bédié et Gbagbo ont tous les trois souffert de vengeance ou de règlements de comptes. Aujourd’hui, ils sont peut-être encore animés du désir de ne plus se combattre les uns les autres. Il faut oublier, inscrire les règles dans le marbre et aller de l’avant.
Jusqu’où peut-on aller dans la recherche de la réconciliation. Que pensez-vous du retour de Blaise Compaoré au Burkina ?
On ne peut envisager l’apaisement que si les questions de justice ont été réglées. Dans le cas de Laurent Gbagbo, quoi qu’on en pense, il est allé au terme de son parcours judiciaire. Il peut donc entreprendre une démarche de dialogue avec le pouvoir.
Blaise Compaoré, lui, a été condamné. Je ne vois pas en quoi un condamné qui n’a pas exécuté sa peine et n’a pas été amnistié peut apporter de l’apaisement en repartant sans être inquiété. Les parties qui s’estiment lésées par son impunité seront toujours vent debout contre lui.
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