Human Rights Watch : une machine de guerre au service des droits de l’homme
Human Rights Watch est l’ONG la plus puissante de la planète. Elle pèse de tout son poids sur les décisions des Nations unies, fait trembler les chefs d’État et défend sans relâche les droits de l’homme, notamment en Afrique. Voyage au coeur d’une machine de guerre.
Prononcez ces trois lettres – H, R, W – devant un chef d’État africain ou arabe. Vous obtiendrez au mieux un sourire contrit, plus sûrement un sévère froncement de sourcils. Car derrière cet acronyme se cache Human Rights Watch, l’ONG la plus redoutée en matière de surveillance des droits de l’homme. Basée aux États-Unis, c’est aussi l’une des mieux dotées financièrement. Ses responsables ont leurs entrées à la Maison Blanche, au 10, Downing Street, à l’Élysée… Et les rapports de ses enquêteurs – qu’il s’agisse de génocide, de crime de guerre, de torture, d’abus sur les femmes et les enfants ou de corruption – influencent directement les prises de décision des membres du Conseil de sécurité.
Un exemple récent : le changement d’attitude des Américains et des Britanniques à l’égard du Rwanda. En juin 2012, HRW affirme que Kigali soutient le Mouvement du 23-Mars (M23), une rébellion active dans l’est de la RD Congo. Le résultat ne se fait pas attendre. En novembre, Barack Obama prend son téléphone et appelle Paul Kagamé pour lui demander d’arrêter. Londres lui emboîte le pas et suspend une partie de son aide au développement. À New York, les milieux diplomatiques racontent que l’ONG a aussi saboté la nomination de Susan Rice, ancienne ambassadrice auprès de l’ONU, au poste de secrétaire d’État. Motif : ses positions pro-Rwanda. "HRW a procédé à sa mise en bière", confie un diplomate européen.
Scrutés à la loupe par les décideurs de la planète, les rapports de l’ONG servent de toile de fond aux négociations internationales. Dernièrement, les Occidentaux se sont ainsi appuyés sur les révélations de HRW à propos de l’emploi d’armes chimiques en Syrie pour contraindre le régime de Bachar al-Assad à accepter la visite des inspecteurs onusiens. Et l’organisation a été la première, en janvier, à dénoncer les exactions de l’armée malienne dans la reconquête du pays. Sous la pression, ses soldats n’ont jamais pu se déployer dans l’extrême nord du territoire.
Énorme budget et soutien de la part de célébrités
À sa création en 1978, l’Helsinki Watch, qui ne s’appelait pas encore HRW, ne comptait que deux employés. Aujourd’hui, ils sont 360, présents dans 90 pays, appuyés par des comités de soutien comptant des journalistes, des procureurs, des ténors du barreau, des diplomates, des artistes… En France, les plus connus sont le patron de presse Jean-Louis Servan-Schreiber, l’avocat et ancien ministre Robert Badinter, le cinéaste Costa-Gravas ou encore l’écrivain et ancien ambassadeur Jean-Christophe Rufin. Aux États-Unis, Richard Holbrooke, l’ex-envoyé spécial de Bill Clinton pour l’Afghanistan et le Pakistan, a soutenu l’ONG jusqu’à sa mort, en 2010.
À la tête de HRW depuis 1993, l’Américain francophile Kenneth Roth en a fait une véritable armée équipée pour les croisades. Diplômé de la prestigieuse université Yale, cet ancien procureur fédéral a trouvé sa vocation en puisant dans son histoire personnelle. Son père, arrivé en 1938 à New York à l’âge de 12 ans, lui a souvent raconté les brimades qu’il a endurées comme enfant juif lorsqu’il vivait dans le Francfort de l’Allemagne nazie. Kenneth Roth, lui, a débuté comme bénévole à HRW ; il est aujourd’hui l’une des personnalités les plus écoutées de la planète, ayant l’oreille du secrétaire d’État américain, John Kerry, et des plus proches conseillers d’Obama. Lors de la visite de l’ex-président chinois Hu Jintao à la Maison Blanche, en janvier 2011, il est le seul responsable associatif invité au dîner officiel.
Sous la houlette de Kenneth Roth, le budget annuel de HRW est passé de 6,5 millions de dollars à 66 millions aujourd’hui (environ 50 millions d’euros). Il a su convaincre l’Open Society Institute du milliardaire George Soros, les loteries des Pays-Bas et de Suède ainsi que de grandes fondations américaines et européennes de mettre la main à la poche. "Nous organisons aussi un dîner annuel dans chaque pays, où les donateurs paient 1 500 euros la place et 10 000 euros la table", explique Jean-Marie Fardeau, directeur du bureau français. En 2012, le gala du pavillon d’Armenonville, en lisière du bois de Boulogne et à un jet de pierre de Paris, a rapporté près de 350 000 euros.
La vitrine de l’ONG, c’est son département "programmes" (150 personnes), qui pilote 16 divisions géographiques et thématiques. Ses 90 chercheurs jouissent d’une grande liberté pour proposer leurs travaux en fonction de l’actualité, des compléments qu’ils peuvent apporter par rapport au travail des ONG locales ou encore des sujets sur lesquels l’organisation peut faire évoluer la réflexion. Exemple : le travail actuel de Matt Wells sur le foncier en Côte d’Ivoire, une question très polémique.
Enquêtes africaines : Depuis le 1er janvier 2012, HRW a consacré
35 rapports à l’Afrique. Les pays les plus scrutés sont la Libye et la Somalie
Une sélection drastique
Le profil des chercheurs et des responsables du plaidoyer varie d’un pays à l’autre. Si beaucoup ont fait des études de sciences politiques ou de droit international, il y a aussi d’anciens journalistes, des avocats, des magistrats, des spécialistes des droits de l’homme… Certains sont passés par la Croix-Rouge ou les Nations unies. "Nous sélectionnons des personnes de 30 à 50 ans qui savent mener des enquêtes en toute indépendance, de manière impartiale et avec déontologie, tout en sachant protéger leurs sources, précise Jean-Marie Fardeau. Ils doivent avoir un bon niveau juridique pour pouvoir qualifier les crimes." La sélection est drastique. Pour chaque poste ouvert, les ressources humaines reçoivent des centaines de candidatures. Une vingtaine sont retenues pour des entretiens téléphoniques, puis un panel reçoit les meilleurs postulants.
"On m’a demandé de défendre un rapport de HRW devant cinq personnalités, se souvient Philippe Bolopion, directeur du plaidoyer auprès de l’ONU. L’entretien a duré plus de deux heures." Cet ancien correspondant du quotidien français Le Monde à New York ne regrette pas son choix et loue les conditions de travail de ses collègues, qui ont les moyens de mener de longues investigations, ce que la presse n’offre plus. Économiquement, les chercheurs s’y retrouvent aussi. Ils touchent plus de 4 000 euros net par mois. Une fois embauchés, ils partent un mois en formation à New York, histoire de se fondre dans le moule. Un rite initiatique au cours duquel on les forme à l’écriture maison, au déroulement des enquêtes, aux questions de sécurité, à la protection des sources et de leurs informations.
En mission, les règles sont draconiennes. Dans certains pays (Cuba, Syrie, Arabie saoudite, Érythrée, Zimbabwe, Turkménistan…), les enquêteurs entrent parfois sur le territoire avec un visa de tourisme pour ne pas éveiller les soupçons. Mais s’ils sont arrêtés, ils doivent décliner leur fonction afin d’être protégés. Ils sont en contact deux fois par jour avec le siège et doivent sécuriser les informations qu’ils recueillent. Ils peuvent recruter des assistants locaux et disposent de véhicules tout-terrain, d’un téléphone satellitaire et de gilets pare-balles quand cela s’impose. Ce qui leur permet d’accéder rapidement aux lieux des crimes, comme à Homs, en Syrie, où les enquêteurs étaient là deux jours après que des missiles y furent tombés. De retour, ils se mettent à la rédaction ; puis vient le temps de la relecture par plus de cinq personnes. Le département juridique veille à ce que le rapport ne soit pas attaquable devant un tribunal.
De véritables "chasseurs de dictateurs"
Cela aboutit à des documents explosifs qui sont mis en musique par les différents porte-parole et les chercheurs eux-mêmes, lesquels se répandent en interviews. Plus de 100 rapports et des centaines de communiqués de presse sont produits chaque année. Plusieurs d’entre eux ont été cités dans les documents de la Cour pénale internationale au sujet de l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo. Caroline Dufka, chercheuse à la division Afrique, a aussi témoigné lors du procès du Libérien Charles Taylor. Et en Guinée, HRW maintient la pression pour que les auteurs du massacre du stade de Conakry, en 2009, soient jugés.
Une telle obstination a fini par payer dans l’affaire Hissène Habré, avec la mise en place d’un tribunal spécial, à Dakar, qui mène actuellement l’instruction. Reed Brody, un ancien substitut du procureur de l’État de New York, s’est battu pendant des années pour que le Tchadien réponde des crimes qui lui sont reprochés. Il y a gagné le surnom de "chasseur de dictateurs". Dans son collimateur, il y a aussi Jean-Claude Duvalier, alias "Bébé Doc", de retour en Haïti et qu’il entend faire juger. Brody s’est vu qualifié par ses adversaires de "Juif haineux qui vient salir l’image de l’islam". Sa collègue russe Tanya Lokshina a pour sa part reçu des menaces de mort ; HRW a dû organiser une conférence de presse pour contraindre les partisans de Poutine de la laisser en paix.
Certains chercheurs se savent surveillés, le site web a été piraté par des hackers à la solde du régime syrien, et l’ONG a été éjectée, par le passé, d’Ouzbékistan. Sa représentante à Kigali a dû plier bagage en 2010, les autorités n’ayant pas renouvelé son visa. La même année, sa collègue du Burundi a été chassée du pays. Après négociation, de nouveaux représentants ont été envoyés à Bujumbura et Kigali. La stratégie actuelle est néanmoins de recruter des cadres locaux et de monter des antennes nationales.
Rester objectif en toute situation
À la faveur du Printemps arabe, HRW s’est aussi installé à Tunis et à Tripoli, où il était quasiment impossible de travailler sous Ben Ali et Kadhafi. "Les dirigeants des partis islamistes ou de la gauche nous ont ouvert leurs portes car on défendait leurs prisonniers politiques", témoigne Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord. L’ONG a pu visiter les prisons et veille aujourd’hui à ce que les libertés publiques et les droits des femmes soient respectés dans les nouvelles Constitutions. Elle dénonce la répression en Égypte et le laxisme des autorités tunisiennes dans la lutte contre les assassinats politiques.
"Nous sommes habitués à gérer des relations tendues, indique Philippe Bolopion. Quand nos rapports vont dans le sens des intérêts de nos interlocuteurs, ils nous félicitent. Dans le cas contraire, ils se plaignent. À nous de rester objectifs en leur faisant comprendre le sens de notre travail." Quand l’ONG pointe les conditions des réfugiés à Tindouf, le Maroc sourit et l’Algérie pleure. Quand elle s’inquiète de la répression des Sahraouis au Maroc, c’est le contraire. Même les Américains et les Français, pourtant enclins à louer son action, sont beaucoup plus gênés lorsqu’elle évoque l’utilisation des drones ou le sort réservé aux Roms.
Parmi ses derniers succès, HRW se targue d’avoir fait reculer l’Unesco pour que le prix Obiang-Nguema soit rebaptisé prix de la Guinée équatoriale. Mais elle ne gagne pas tous ses combats. Après des années de lobbying, elle espérait que la force onusienne au Sahara serait dotée d’une composante droits de l’homme. Les Américains ont appuyé l’ONG avant de faire machine arrière, Rabat menaçant de mettre fin à la coopération militaire. "Dix fois, nos actions ont été avortées dans l’affaire Hissène Habré, confie Reed Brody. Si on veut changer le monde, on ne doit pas se résigner devant le premier obstacle." C’est aussi cela, HRW : de fortes personnalités à la poursuite d’un idéal.
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