Football : les Fennecs ont-ils été drogués dans les années 1980 ?
Dans les années 1980, ils ont fait les beaux jours de l’équipe nationale de football. Aujourd’hui, au moins neuf anciens Fennecs ont des enfants handicapés. Conséquence de traitements qui leur ont été administrés ? Après trois années de combat, ils n’ont toujours pas de réponse des autorités.
Lorsque Mohamed Kaci-Saïd, 55 ans, évoque son calvaire, il passe de la rage à l’abattement. L’ancien footballeur international algérien, qui a participé en 1986 au Mondial au Mexique, est le père de Madina, 27 ans, née handicapée physique et mentale. "J’étais si choqué à sa naissance que j’ai refusé durant quatre ans d’avoir d’autres enfants, soupire-t-il. Entre les soins, la prise en charge et les médicaments au quotidien, nous n’avons plus de vie. C’est tellement pénible que ma fille me dit parfois : "Papa, j’ai envie de mourir parce que je ne supporte pas de vous voir souffrir, toi et maman…""
Pour Kaci-Saïd, qui a aussi perdu un bébé dix jours après sa naissance, les déficiences mentales de Madina ne sont ni une "volonté de Dieu" ni la conséquence d’une maladie héréditaire. Kabyle, marié (depuis 1983) à une femme d’origine turque – ce qui écarte tout soupçon de consanguinité -, il a mené des recherches au sein de sa famille et de sa belle-famille pour trouver des antécédents de handicap : nulle trace. Le mal dont souffre sa fille a donc, selon lui, pour origine les traitements qu’il prenait quand il jouait en équipe nationale. "Des médecins russes nous gavaient de pilules pour nous permettre – expliquaient-ils – de récupérer de nos efforts, affirme-t-il à Jeune Afrique. Aujourd’hui, je suis convaincu que nous étions des cobayes, avec des terrains de foot pour laboratoires. Aussi, nous voudrions savoir si nous avons été dopés et pourquoi nos enfants sont malades."
Car Mohamed Kaci-Saïd n’est pas le seul international algérien à avoir engendré des enfants souffrant de graves handicaps. C’est le cas d’au moins huit autres joueurs de la sélection des années 1980, dont les attaquants Djamel Menad et Tedj Bensaoula, les défenseurs Mohamed Chaïb et Mustapha Kouici, le milieu de terrain Salah Larbès ou le gardien de but Mehdi Cerbah. Et la liste ne se limite pas aux footballeurs. Elle comprend également de nombreux sportifs (judokas, athlètes, handballeurs, etc.) de cette génération passés par l’Institut des sciences et de la technologie du sport (ISTS) de Ben Aknoun, sur les hauteurs d’Alger, où enseignaient alors des ressortissants du bloc soviétique.
Des comprimés de différentes couleurs, censés améliorer les performances
Certes, rien ne permet d’établir un lien entre les handicaps des enfants et les substances administrées à leurs parents, tout comme il est difficile pour la science de statuer sur les soupçons de dopage trente ans après les faits. Mais les témoignages des joueurs, les déclarations contradictoires de l’un des médecins incriminés, le nombre élevé (près d’une quinzaine) d’enfants déficients ainsi que les ressemblances frappantes avec des cas de dopage avérés dans les anciennes républiques d’Europe de l’Est laissent perplexe.
C’est en 1980 que Mohamed Kaci-Saïd, alors âgé de 22 ans, connaît sa première sélection. À l’époque, l’équipe nationale est dirigée par le Yougoslave Zdravko Rajkov, qui s’est attaché, trois mois après sa nomination, les services du Russe Sacha Tourdiev, professeur de biochimie à l’ISTS de Ben Aknoun. Kaci-Saïd raconte : "Tourdiev nous donnait des comprimés de différentes couleurs. Nous les prenions uniquement lors de nos stages [avec la sélection], jamais en club. Le matin, tout le monde y avait droit. Il nous expliquait que ces pilules étaient sans danger, destinées à améliorer nos performances."
Rapidement, Tourdiev met à l’écart Rachid Hanifi, médecin de l’équipe nationale algérienne entre 1979 et 1981, en lui dissimulant les dossiers médicaux des joueurs. "Je soupçonnais des techniques d’évaluation douteuses, mais je ne pouvais rien faire dès lors que je n’avais plus accès aux dossiers, souligne Hanifi, qui nous reçoit dans son bureau. Lorsque j’ai signalé ces anomalies à la hiérarchie et au ministère des Sports, on m’a demandé de tolérer cette façon de faire. Ne pouvant l’accepter, j’ai démissionné. Qu’ont-ils fait après ? Je ne saurais le dire, mais ces handicaps sont pour le moins troublants."
La prescription des pilules disparaît en mars 1982, dès l’arrivée à la tête de l’équipe de Mahieddine Khalef. "Avec lui, plus aucun comprimé n’a été délivré aux joueurs, mis à part les médicaments habituels", soutient Mohamed Chaïb. Kaci-Saïd acquiesce : "Les pilules ont disparu avec le départ du Russe. Comme par enchantement." Tourdiev dopait-il les joueurs à l’insu du staff algérien ? Menait-il des expérimentations clandestines ? Mahieddine Khalef est catégorique : "Le dopage existait dans les pays de l’Est, mais pas en Algérie, affirmait-il en novembre 2011. Tout était strictement contrôlé par le Centre national de médecine du sport."
Sauf que les pilules reviennent avec le Russe Guennadi Rogov, nommé sélectionneur en octobre 1986. Cette fois-ci, Tourdiev cède la place à Aleksander Tabarchouk, dit Sacha. Professeur de biochimie à l’ISTS, Tabarchouk parle un français approximatif et traîne une réputation peu flatteuse à l’Institut. "Il était réservé et dispensait ses cours avec l’aide d’un interprète. Calculateur, il monnayait parfois les notes des examens en réclamant des étudiantes quelques faveurs", confie l’une de ses élèves, qui a requis l’anonymat et s’étonne : "Je ne comprends pas comment un prof de biochimie peut s’occuper de la santé des internationaux algériens."
Mohamed Kaci-Saïd (à dr.) lors d’un match de Coupe du monde
face à l’Espagne, le 12 juin 1986, à Guadalajara, au Mexique. © AFP
"Des vitamines françaises, du magnésium…"
Dès le premier stage des Fennecs de l’ère Rogov, les fameux comprimés bleus, jaunes, rouges et verts réapparaissent. Toujours enveloppés dans des sachets en plastique, jamais accompagnés d’étiquettes, de prescriptions ou de notices. "Sacha pouvait nous réveiller même à 6 heures du matin pour nous demander de les prendre", lâche Kaci-Saïd. Alors buteur de l’équipe nationale – et aujourd’hui père de Rima, 19 ans, handicapée mentale et physique -, Djamel Menad "[se souvient] très bien de ce médecin russe qui [leur] donnait des pilules jaunes qu'[ils prenaient], à l’époque, sans savoir quoi que ce soit". "Je trouvais leur forme un peu bizarre, note-t-il, mais comme le médecin insistait sur le fait que c’était de simples vitamines, du magnésium, on les prenait." Un jour, l’international Réda Abdouche en demande l’origine au Russe ; gêné, celui-ci rétorque : "Ce sont des vitamines que j’ai ramenées à la hâte…"
Aujourd’hui âgé de 72 ans, installé dans son Oural natal, Aleksander Tabarchouk ne nie pas l’usage des comprimés mais soutient qu’il n’y avait que des vitamines – "des vitamines françaises", précise-t-il – et des "nutriments pour enfants". Où se procurait-il ces derniers ? En Hollande, confiait-il au site algérien DZ Foot en novembre 2011. "J’ai donné deux ou trois sortes de vitamines françaises, ajoutait-il, évasif, un mois plus tard sur la chaîne de télévision France 2. J’ai aussi utilisé des vitamines suisses, du Supradyn et d’autres, toutes achetées par la fédération algérienne."
"J’aimerais bien que Sacha Tabarchouk vienne s’expliquer en Algérie, soupire Kaci-Saïd. Il dit que ce sont des médicaments pour nourrissons, mais nous n’étions pas des nourrissons, nous étions des athlètes de haut niveau. Et dire qu’à l’institut de Ben Aknoun ce médecin faisait des expériences sur les animaux ! Pour lui, nous étions des rats de laboratoire."
Trois ans après avoir éclaté, l’affaire, dont la presse avait fait ses choux gras, semble reléguée aux oubliettes. Mohamed Chaïb et son épouse ont effectué des analyses en France et consulté un spécialiste. Diagnostic de ce dernier : il n’y a aucune raison qu’ils engendrent des enfants handicapés. "Cherchez du côté de vos médecins russes." Sous la pression des parents, certains des enfants affectés ont été admis dans un hôpital proche d’Alger pour une série d’examens. Après analyses, les spécialistes ont conclu à l’impossibilité de lier leurs handicaps aux substances ingurgitées par leurs pères trente ans plus tôt.
Les Russes Guennadi Rogov (à dr.) et Aleksander Tabarchouk,
sélectionneur et médecin des Fennecs en 1986. © DR
Pas de soutient du gouvernement
À l’instar de Kaci-Saïd, les anciens sportifs déplorent l’attitude des autorités. "Je ne veux pas entendre parler de ce dossier", aurait tranché, lapidaire, l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports Hachemi Djiar lorsqu’il en eut vent. Son successeur, Mohamed Tahmi, a bien reçu Menad, Chaïb et Kaci-Saïd, mais il leur a recommandé de "ne plus ébruiter l’affaire", s’engageant "à ce que les parents et les enfants soient pris en charge". Plusieurs mois après cette promesse, le dossier est bloqué dans les méandres de l’administration. Au ministère, on répond qu’il suit son cours, sans plus de précisions. L’avocat des ex-mondialistes, Mourad Boutadjine, dénonce, lui, la mauvaise foi des responsables et menace de porter l’affaire en justice. Révolté, Kaci-Saïd assure que les parents sont livrés à eux-mêmes : "Aucune prise en charge de l’État, pas d’aide. Nous comptons sur nous-mêmes, la famille et la solidarité des Algériens. Si on me donne le choix entre la santé de ma fille et la Coupe du monde, je choisis ma fille. C’est pour cela que nous n’allons pas nous taire."
Les traitements pratiqués, selon les joueurs, de façon intermittente entre 1980 et 1988 par les médecins et les entraîneurs étrangers sur les internationaux algériens présentent de nombreuses similitudes avec le système de dopage mis en place entre 1969 et 1989 dans l’ex-République démocratique allemande (RDA, l’Allemagne de l’Est communiste). Pour améliorer les performances des athlètes, des médecins, spécialistes en endocrinologie, en pharmacologie ou en physiologie, leur administraient des pilules et des injections quotidiennes. Ex-entraîneur de natation en RDA, Rolf Gläser avouait en 1998, lors d’un procès sur le dopage, avoir administré à six nageuses des comprimés d’Oral-Turinabol, un stéroïde anabolisant. Une politique qui a provoqué de graves troubles chez les sportifs concernés. Certains ont donné naissance à des enfants handicapés, comme la nageuse Barbara Krause, qui a eu deux enfants atteints de malformations aux pieds. Ou Christiane Knacke-Sommer, médaillée de bronze sur 100 m papillon aux Jeux olympiques de 1980, dont la fille, née en 1983, présente aujourd’hui encore un grave déficit hormonal. Que lui administraient les médecins ? Des pilules "rouges, jaunes, vertes et bleues", a-t-elle répondu au juge lors du procès de 1998. Comme celles livrées aux internationaux algériens par Tourdiev et Tabarchouk. Selon les spécialistes, les comprimés rouges contiendraient un mélange de plusieurs vitamines, les bleus de la nandrolone (un stéroïde anabolisant), et les jaunes de la vitamine C.
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