Crise égyptienne : les pays voisins divisés

Face au choc de la crise en Égypte, chacun a dû choisir son camp. Maroc, Algérie, Tunisie… Chronique d’un mois d’août à l’heure du Caire.

Les pro-Morsi marocains dénoncent un coup d’État, à Rabat le 18 août. © Mustapha Houbais/AP/Sipa

Les pro-Morsi marocains dénoncent un coup d’État, à Rabat le 18 août. © Mustapha Houbais/AP/Sipa

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Publié le 1 septembre 2013 Lecture : 9 minutes.

C’est désormais le phare éteint du monde arabe. Près de deux mois après la chute du pouvoir incompétent, diviseur, boulimique, chaotique mais démocratiquement élu de Mohamed Morsi, le ressac d’une vague de répression qui a fait un millier de morts et décapité le mouvement des Frères musulmans laisse sur la grève une Égypte pantelante, déchirée comme elle ne l’a jamais été depuis la chute de la monarchie, en 1952. Le gouffre qui sépare les protagonistes est insondable, mais le paysage qui s’esquisse a quelque chose de déjà vu. D’un côté l’armée – sans doute l’institution la plus populaire du pays -, qui, après avoir fait la courte échelle aux Frères, les écrase aujourd’hui, rétablit l’état d’urgence, nomme des généraux à la tête de toutes les provinces et remet insidieusement en selle le triptyque sécurité-renseignement-justice, ce gouvernement de l’ombre des Moukhabarat sur lequel Nasser, Sadate puis Moubarak avaient assis leur puissance. De l’autre, la confrérie et ses fidèles, soit un quart de la population égyptienne désormais criminalisée, contrainte de retourner, avec ce qui reste de son leadership octogénaire, dans ce qui est somme toute sa "zone de confort" : la clandestinité, l’action souterraine, pour une partie d’entre elle la radicalisation et un statut de victime beaucoup plus gratifiant que celui de responsable gouvernemental. Entre les deux, la petite frange libérale incarnée par Mohamed el-Baradei (qui a prudemment préféré se mettre à l’abri dans sa résidence de Vienne en Autriche) n’avait aucune chance de se faire entendre.

À l’arrogante piété de Frères, qui estiment n’avoir de comptes à rendre qu’à Dieu, succède donc l’arrogante férule de militaires décidés à ne pas considérer les injonctions occidentales – particulièrement américaines, lesquelles n’ont d’ailleurs jamais eu d’influence sur la politique intérieure égyptienne. Pourquoi s’en soucieraient-ils, puisque leurs alliés saoudien, koweïtien et émirati ont commencé à verser au Trésor égyptien la première tranche des 12 milliards de dollars (près de 9 milliards d’euros) d’aide promis ? De quoi voir venir, au cas peu probable où Washington, Bruxelles et le Fonds monétaire international décideraient conjointement de geler leur propre soutien financier à l’Égypte – soit un peu moins de 8 milliards de dollars au total, dont 1,3 milliard d’assistance militaire de la part des États-Unis. L’obole des pétromonarques présente en outre un avantage : elle n’obéit à aucune autre condition préalable que l’éradication d’une confrérie qui, à la différence des salafistes, prétend vouloir conjuguer islamisme et démocratie.

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L’avènement de cette dernière dans un pays qui ne l’a que furtivement connue, depuis février 2011, attendra donc. Absorbés par leur "guerre contre le terrorisme", le général Abdel Fattah al-Sissi et les siens ont d’autres priorités que d’organiser des élections et de rédiger une nouvelle Constitution. Les révolutionnaires de la place Al-Tahrir et les jeunes rebelles de Tamarod ne vont pas tarder à s’apercevoir qu’en faisant appel à l’armée ils ont enfourché le dos d’un tigre.

Maroc : clivages feutrés

Islamiste ma non troppo, le Premier ministre Abdelilah Benkirane n’a jamais caché en privé que ni les Frères musulmans égyptiens ni les Nahdhaouis tunisiens n’étaient à ses yeux des modèles à suivre. La spécificité consensuelle marocaine, même si elle masque d’évidentes divergences de fond entre le Parti de la justice et du développement (PJD) et le Palais, ayant fait le reste, le renversement du gouvernement Morsi par l’armée égyptienne le 3 juillet devait donc donner lieu à un bel exercice d’équilibriste. Tout en appelant au "respect de la liberté et de la démocratie", le ministre islamiste de la Communication, Mustapha El Khalfi, se gardait ainsi de la moindre allusion au coup de force. De son côté, en filigrane de son message de félicitations aux nouvelles autorités du Caire, le roi appelait de ses voeux "la conjugaison des efforts de toutes les forces vives de l’Égypte", suggérant par là une solution incluant l’ensemble des parties, dont les Frères musulmans. Les centaines de morts de la mi-août ont rebattu les cartes. Les 16 et 18, des manifestations de soutien aux Frères ouvertement hostiles à l’armée ont rassemblé une dizaine de milliers d’islamistes à Rabat, à l’appel de l’association Justice et Bienfaisance et avec la participation de plusieurs députés et cadres du PJD. Tout en demeurant feutré, le clivage entre ceux qui redoutent de voir le scénario égyptien affaiblir leur crédibilité et ceux qui, pour la même raison, le souhaitent, traverse même le ministère marocain des Affaires étrangères. Au moment où le ministre délégué sortant Youssef Amrani, proche du Palais, déplorait sur CNN les pertes humaines, civiles certes, mais aussi policières, le ministre Saadeddine El Othmani faisait publier un communiqué exhortant au "dialogue" et au "compromis". Soit l’inverse de la voie choisie par le général Abdel Fattah al-Sissi… François Soudan

Algérie : souvenirs brûlants

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Officiellement, il n’y a ni chèque en blanc au général Abdel Fattah al-Sissi, ni, évidemment, soutien à la cause des Frères musulmans. Alors que les médias évoquent un "scénario algérien" en faisant un parallèle entre la traque des fidèles du président Mohamed Morsi et la guerre civile qui a fait 200 000 morts en Algérie, le gouvernement algérien s’en tient à une position de stricte neutralité.

Ainsi, au lendemain du massacre du 14 août, l’exécutif a fait part de sa "grande préoccupation" à propos de la situation qui prévaut au Caire. "L’Algérie considère que le dialogue entre tous les Égyptiens constitue plus que jamais la seule voie pour bâtir un consensus permettant le retour à l’ordre et à la sécurité", indiquait un communiqué du ministère des Affaires étrangères. C’est, à ce jour, la seule déclaration des autorités sur cette crise. Mais en privé, les officiels algériens font montre d’une certaine mansuétude, quand ce n’est pas d’une franche compréhension, à l’égard de ces généraux égyptiens qui affirment mener "une grande lutte contre le terrorisme".

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Quid de la mouvance islamiste ? Le ton est à la retenue. Pas de condamnation de la répression, nul appel à la solidarité, les "frères" algériens font profil bas. En revanche, Ali Benhadj, ancien leader du Front islamique du salut (FIS, dissous en 1992), n’a pas raté l’occasion de faire parler de lui. À la tête d’une trentaine de fidèles, celui qu’une grande partie de ses compatriotes tient pour responsable des tueries des années 1990 a tenté d’organiser une marche sur l’ambassade d’Égypte à Alger, le 16 août. Benhadj et ses ouailles ont été stoppés net par les services de sécurité.

L’autre rassemblement, initié le jour suivant par des journalistes, des intellectuels et des responsables de partis politiques, n’a pas non plus fait recette. Ils étaient à peine une quarantaine devant la représentation diplomatique égyptienne pour demander l’"arrêt immédiat de l’effusion de sang des Égyptiens".

Pourquoi une telle frilosité de la part des Algériens ? D’une part parce que les Égyptiens ne se sont guère montrés solidaires à leur égard durant les années de terreur. D’autre part parce que ce qui se déroule en Égypte les renvoie deux décennies en arrière : après la victoire du FIS aux législatives de décembre 1991, l’armée était montée au front pour conjurer le péril islamiste. Elle avait cautionné la rupture du processus électoral et obligé le président Chadli Bendjedid à démissionner avant de mener la guerre aux Groupes islamiques armés (GIA). Des souvenirs qu’il ne faut pas raviver… Farid Alilat


La crise égyptienne dans les différents pays du Maghreb Moyen-Orient. Cliquez sur l’image. © JA

Tunisie : nerfs à vif

Le 28 juillet, le conseil consultatif d’Ennahdha, le parti au pouvoir en Tunisie, annulait son ordre du jour. Motif : la situation au Caire. Le fait que les Frères musulmans soient attaqués aussi violemment, et facilement, inquiète leurs équivalents tunisiens. La crainte d’une contagion perçait déjà bien avant la destitution, le 3 juillet, de Mohamed Morsi. Certes, l’armée tunisienne n’a pas de réel pouvoir, mais dans les deux pays les revendications du peuple sont les mêmes.

Comme en Égypte en effet, beaucoup jugent calamiteuse la gestion du pays par les islamistes. Le mécontentement croît, et Ennahdha est ouvertement critiquée pour sa mainmise sur l’État. De leur côté, les dirigeants de cette formation font front, appuient les Frères égyptiens, multiplient les mises en garde contre un éventuel mouvement Tamarod local et agitent le spectre d’une guerre civile. "La rue pourra faire ce qu’elle veut de toute personne qui s’opposera à sa volonté, y compris faire couler son sang", menace Sahbi Atig, chef du groupe parlementaire d’Ennahdha. Le ton est donné.

Les alliés du parti islamiste, le Wafa et le Congrès pour la République (CPR), s’insurgent eux aussi contre "l’atteinte au processus démocratique" en Égypte, alors que le gouvernement se veut rassurant. Le scénario égyptien – un coup d’État militaire contre le dirigeant "légitime" – ne peut se reproduire en Tunisie, affirme le Premier ministre Ali Larayedh. Reste que le mandat donné à l’Assemblée nationale constituante (ANC) et au gouvernement tunisien pour faire aboutir la transition et organiser des élections est arrivé à échéance en octobre 2012. Depuis, le débat sur la "légitimité" du parti au pouvoir divise le pays. Et la chute de Mohamed Morsi l’a exacerbé. Les partisans du maintien des institutions actuelles dénoncent ainsi un putsch des généraux égyptiens, tandis que ceux qui s’y opposent (la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’opposition – dont la formation Nida Tounes – et l’Union générale tunisienne du travail) acclament "un retour à la démocratie et à la laïcité" et se félicitent de la détermination du peuple égyptien.

À Tunis, si l’homme de la rue est révulsé par les images du Caire, il est aussi excédé par l’immaturité des politiciens tunisiens. "L’Égypte n’est pas notre problème. Au lieu de défendre Morsi, Ennahdha ferait mieux de s’occuper de la Tunisie. Ce parti est responsable de notre misère, comme l’a été Ben Ali", affirme Adel, qui avait pourtant voté pour les islamistes. Frida Dahmani

Mauritanie-Libye : entre colère et indifférence

Marches, sit-in, prises de position d’imams et de syndicats, déclarations incendiaires de partis politiques, la République islamique de Mauritanie n’a pas été insensible aux événements survenus en Égypte. Si le gouvernement, qui s’est bien gardé de condamner le coup de force des militaires égyptiens, s’est contenté d’exprimer sa "préoccupation", son "amertume" ou "sa profonde tristesse", renvoyant implicitement le pouvoir et les Frères musulmans dos à dos, l’Union pour la République (UPR), parti au pouvoir et meilleur soutien du président Mohamed Ould Abdelaziz, s’est affranchie de cette réserve pour condamner "le recours à la violence". Le ton est nettement plus virulent au sein de l’opposition, qui reproche aux autorités mauritaniennes l’ambiguïté de leur réaction et la tiédeur du communiqué du ministère des Affaires étrangères. Au parti Tawassul, proche des Frères musulmans, solidarité et colère sont bien sûr de rigueur. Jemil Ould Mansour, jeune député et chef de la formation, parle de "massacre" et de "crimes", et a qualifié Abdel Fattah al-Sissi de "général putschiste" devant des centaines de partisans réunis sur une place publique de Nouakchott. Contrairement aux Mauritaniens, les Libyens ignorent apparemment ce qui se passe au Caire. Aucun représentant du gouvernement ne s’est exprimé sur la question, même si le Premier ministre, Ali Zeidan, a pris soin de fermer les frontières avec l’Égypte dès le 27 juillet. Ce qui n’a pas empêché le plastiquage du consulat égyptien à Benghazi, le 17 août, alors qu’une poignée de Frères manifestaient devant le bâtiment. Il est vrai que dans cette Libye plongée dans le chaos depuis la chute de Kadhafi, les habitants ont d’autres soucis que la crise qui secoue leur grand voisin de l’Est. Farid Alilat

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