Tunisie : l’élite et le référendum
Le 25 juillet, les Tunisiens se prononceront par référendum sur le projet de nouvelle Constitution présenté par le pouvoir. Le débat sur ce texte n’a malheureusement pas eu lieu, du fait notamment d’une désertion du champ politique par les élites traditionnelles du pays.
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Frida Dahmani
Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.
Publié le 23 juillet 2022 Lecture : 4 minutes.
Depuis la publication du projet de Constitution, le 30 juin, et d’ajustements, le 8 juillet, les discussions critiques autour de ce texte vont bon train. On pourrait presque croire que le débat autour de la chose publique est désormais un acquis inaliénable pour les Tunisiens, mais ce serait une approche erronée concernant une population sous l’emprise des réseaux sociaux et subissant la dictature des algorithmes avec une docilité étonnante.
Le processus est quasiment enfantin : on déverse son opinion sur Facebook, on vide son sac, on se décharge comme s’il y avait urgence à se préparer à la joute suivante où l’on croiserait les mots comme on le ferait du fer. Mais dans tous les cas, l’adversaire est finalement invisible : les élites, les leaders d’opinion qui ont subi, depuis 2020, une première mise à l’écart de la scène publique avec le Covid puis une seconde, en 2021, avec l’offensive sur le pouvoir du président de la République, Kaïs Saïed, qui ne souffre aucune remise en question et fait cavalier seul.
Fait du prince
L’élite, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, bien qu’encore louée et donnée en exemple pour son dynamisme, semble ne plus trouver sa place et être en perte de repères ; en réaction, elle se claquemure dans une sorte de quant à soi rassurant. « Un ghetto », lance un jeune opinioniste qui peine à se faire entendre dans une intelligentsia tunisoise qui, faute de se renouveler ou à défaut de recruter et de rajeunir ses rangs, est entrée en récession.
Les juristes et les plus éminents universitaires ont illustré ce phénomène dès la parution du projet de loi fondamentale. Ils ont apporté l’essentiel des éclairages et des critiques sur le texte et les menaces qu’il comporte avec un supra présidentialisme exacerbé, voire messianique, sans aucun contrôle sur le président, un État en charge de réaliser les objectifs de l’Islam, une référence très réduite à la démocratie et aucune à la nature civile de l’État. De quoi susciter une levée de boucliers, vite circonscrite puisque les médias, publics et privés, n’ont donné la parole aux détracteurs de la Constitution qu’avec une extrême parcimonie, juste ce qu’il faut pour faire bonne figure sans fâcher Carthage qui voudrait qu’à travers une approche holistique, la politique, notamment, soit le fait du prince.
N’empêche, l’élite ne fait plus grand bruit. Elle était plus expressive et remuante, même sous le régime Ben Ali. Elle semble se remettre avec difficultés du choc de la révolution qui l’a figée dans une sorte de sidération au point qu’elle a été peu productive avant d’être mise à genoux par les errances politiques de la dernière décennie. Elle aurait bien voulu jouer un rôle, imposer un leadership en matière d’idées et de pensée, mais a été privée de marges de manœuvres ou victime de tentatives de récupération par les partis.
Rares sont ceux qui donnent de la voix
Cette élite, aujourd’hui, devient craintive, presque rétive, et s’exprime dans des cénacles à l’occasion de colloques ou autres rencontres destinées à un public de spécialistes. Mais rares sont ceux qui donnent de la voix, qui osent. « Même la lecture critique de la Constitution faite sur trois jours à la faculté de droit de Tunis n’a porté vraiment que sur les questions identitaires et a occulté l’essentiel, soit le volet économique d’une Constitution qui est d’abord et avant tout un pacte social », commente un enseignant qui ne veut pas d’ennuis, mais qui s’interroge avec une fausse naïveté sur l’intérêt de débattre entre confrères du même bord.
Certains Tunisiens sont nostalgiques des débats télévisés musclés, des buzz et d’une élite bien plus agissante et mobilisée comme en 2013 pour le sit-in du rahil, qui a permis à la rue de mettre fin à la gouvernance islamiste, d’accélérer les travaux de la constituante et d’imposer un gouvernement de transition. « Ce n’est pas si vieux et cela semble être une autre vie », considère Ali Maamer, un coordinateur syndical de la fédération de la santé.
Une Tunisie sans élite est perturbante, mais rares sont ceux qui font le diagnostic d’une situation paradoxale pour un pays en effervescence politique perpétuelle. Dans une publication du 18 juillet, le sociologue et ancien homme politique Aziz Krichen apporte une analyse qui éclaire la position de l’élite et celle de la masse sociale afin qu’elles se rencontrent et se reconnaissent : « Le combat devra se poursuivre en corrigeant ce qui l’a gravement handicapé jusqu’à présent : le décalage séparant la lutte politique des « élites » de la lutte sociale des « masses », la première restant sans profondeur populaire, la seconde restant sans représentation nationale au niveau des « élites » politiques et civiques. Cette division affaiblit tout le monde, alors que l’ennemi est commun et qu’il frappe les uns et les autres sans distinction. »
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