Mamadou Diouf : « Nos sociétés doivent être ouvertes et plurielles »
Historien spécialiste de la colonisation et des sociétés africaines contemporaines, natif de Rufisque, le Sénégalais Mamadou Diouf dirige l’Institut d’études africaines de la prestigieuse université Columbia à New York depuis six ans. Il revient pour « Jeune Afrique » sur son expérience américaine, la place des intellectuels africains dans le monde contemporain et dans les sociétés africaines, ainsi que sur les principaux enjeux auxquels devra faire face le continent. Interview.
Jeune Afrique : Travailler aux États-Unis vous a-t-il amené à appréhender différemment les réalités africaines ou les méthodes de recherche et de réflexion ?
Mamadou Diouf : Oui. Les chercheurs américains, français et africains posent des questions et entrent dans une discussion de manière différente. En ce qui me concerne, je travaille en faisant une synthèse des trois traditions dans lesquelles j’ai baigné : la francophone, qui est ma tradition institutionnelle de base ; l’africaine, que j’ai cultivée en retournant à Dakar ; et l’anglophone, qui s’insère dans cet ensemble. Ce qui m’amène à me poser des questions que probablement je ne me serais pas posées si j’étais resté à Dakar et dans la tradition française. J’ai une extraordinaire liberté intellectuelle précisément parce que j’ai une maîtrise plus ou moins forte de ces trois traditions et des questions qui surgissent de chacune d’elles.
Depuis plus de vingt ans, on parle beaucoup d’études postcoloniales. Qu’est-ce exactement ?
Il s’agit d’un champ théorique ouvert par Edward Saïd, qui publie L’Orientalisme en 1978. Saïd est fortement influencé par Foucault et son analyse du discours. Il explique que ce n’est pas seulement la réalité matérielle qui définit les conditions de l’exploitation, et qu’il existe un lien entre le savoir et le pouvoir. L’Orientalisme est un exercice pour comprendre l’invention de l’Orient par les Européens. Saïd sera critiqué parce qu’il donne une force motrice trop importante aux Européens, oblitérant la capacité des Orientaux à participer eux-mêmes à la production du savoir sur l’Orient et à le manipuler. En 2000, dans Culture et Impérialisme, Saïd essaie de corriger les excès de son analyse. Ce qui est important, c’est que son approche ouvre un champ extraordinaire. La philosophie des Lumières avait imposé l’idée que la validation des savoirs sur les zones non européennes devait être faite par l’Europe. Les études postcoloniales, au contraire, donnent une autonomie théorique aux intellectuels du Sud ou à ceux qui prêtent une attention plus particulière à la motricité des populations locales. Celles-ci ne sont plus des victimes de l’Histoire mais elles deviennent actrices de leur propre histoire et plus largement de l’histoire du monde. Les études postcoloniales récusent ce que certains appellent "l’universel autoritaire de l’Occident", qui, soit vous inclut dans son propre discours, son récit de l’histoire-monde (Hegel), dans une situation subalterne, soit vous détruit. Aujourd’hui, l’on parle de multiples universalismes et de multiples modernités.
Est-ce que cette approche postcoloniale très développée aux États-Unis l’est aussi en Afrique ?
Le postcolonialisme n’est pas américain. Les penseurs les plus créatifs au niveau de cette approche sont les Indiens, les Australiens et les Néo-Zélandais, surtout en littérature. Les prémices de ce que Saïd a développé étaient déjà là. Et l’Amérique les a adoptées car c’est aussi un pays postcolonial qui, de surcroît, a attiré des intellectuels venant de divers horizons, théorique, national, ethnique. Contrairement à l’Europe. En Afrique, il y a quelques résistances de la part de personnes pour qui les conditions matérielles, en dernière instance, sont plus décisives dans l’analyse des formations sociales. C’est par exemple le cas des théoriciens de la dépendance ou des marxistes. L’économiste franco-égyptien Samir Amin en est le meilleur exemple.
Une grande partie des chercheurs africains sont installés aux États-Unis. Que répondez-vous à ceux qui dénoncent la fuite des cerveaux ?
Je leur réponds que ce n’est pas leur problème. Je n’ai de comptes à rendre à personne. Les mêmes qui disent cela sont ceux qui s’indignent de l’absence d’une contribution africaine au débat intellectuel parce que les Africains vivent dans des conditions difficiles. Être universitaire, c’est faire partie d’une communauté au sein de laquelle il existe une circulation des cerveaux importante. Nous ne pouvons pas en être absents. Le fait que des Africains soient présents hors du continent et soient reconnus comme des spécialistes de disciplines différentes permet à l’Afrique d’être présente sur la scène intellectuelle du monde, aux côtés d’Indiens, d’Américains, de Moyens-Orientaux. Et, ce faisant, ils participent à la production de nouvelles élites africaines.
Qu’est-ce qui manque le plus à la recherche et aux penseurs en Afrique aujourd’hui ?
Dans les contextes actuels de crise, ce qui est sacrifié en premier sur notre continent c’est justement la réflexion. Il est idiot de croire que la recherche pour le développement est plus importante qu’une réflexion intellectuelle qui ne soit pas liée à la résolution de problèmes politiques, économiques… Les deux doivent aller de pair. Aujourd’hui, il faut rétablir un équilibre intellectuel qui permette de développer la recherche en sciences sociales au service du débat public. Une recherche qui met à la disposition des acteurs sociaux et politiques les connaissances indispensables à une conversation productive est aussi essentielle que d’avoir des ingénieurs pour régler les questions d’inondations, par exemple. Mais vous savez, les pouvoirs ne sont pas seuls en cause, les sociétés le sont également, car elles sont parfois dominées par un conservatisme paralysant, notamment en ce qui concerne la règle du genre (c’est-à-dire les rapports hommes-femmes) et la règle généalogique (la soumission des cadets aux aînés, des fils aux pères). Ces deux contraintes sont de véritables obstacles au développement de démarches critiques, créatives et innovatrices.
Quel peut être le rôle des élites africaines ?
Elles doivent aider au dialogue et à la création par une conversation informée et systématique des communautés civiques d’une culture du respect de la différence. Une vraie culture du pluralisme. Ce que j’ai le plus appris politiquement ou intellectuellement aux États-Unis, c’est ce respect du pluralisme comme élément essentiel de l’organisation des sociétés humaines. Nous devons aider à ce que nos pays soient ce que Souleymane Bachir Diagne appelle, à la suite du poète et philosophe pakistanais Iqbal, des sociétés ouvertes. Qui respectent le pluralisme et la différence. Et je pense qu’aujourd’hui nous sommes sur le bon chemin, même s’il peut y avoir des effets de retour à des situations autoritaires.
Quels sont les autres enjeux auxquels doit faire face le continent ?
La question économique est bien sûr importante. Sur ce point, on observe des frémissements intéressants. Des pays comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, mais aussi le Kenya et, dans une certaine mesure, le Rwanda commencent à s’en sortir et peuvent jouer un rôle moteur pour le continent. Progressivement, l’Afrique commence à retrouver une situation gagnante dans un monde globalisé. C’est devenu l’une des dernières frontières où l’on se fait de l’argent. C’est pour ça que la Chine y va. Petit à petit, la présence africaine dans le monde devient une présence normale. Ce n’est plus ce continent qui dysfonctionne et qui ne tire pas profit de la mondialisation, mais c’est petit à petit un continent dans lequel se mettent en place des infrastructures physiques, financières, intellectuelles, et un profond désir de changer la situation africaine. Et, enfin, nous avons pour nous un atout formidable : "le dividende démographique", avec une population jeune qui n’a pas d’autres choix que de s’ouvrir au monde, d’être ambitieuse, après des dérives d’une violence inouïe. Il faut aujourd’hui créer les conditions d’une vraie prise de conscience citoyenne pour assurer à l’Afrique une autonomie politique et économique et une participation à l’enrichissement de la condition humaine.
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Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux
Le Kajoor au XIxè siècle. Pouvoir ceddo et conquête
coloniale, Karthala, 1990, 328 pages, 26 euros.
Histoire du Sénégal. Le modèle islamo-wolof et ses
périphéries, Maisonneuve & Larose, 2001, 260 pages, 20 euros.
Les arts de la citoyenneté au Sénégal,
avec Rosalind Fredericks, Karthala, 2013, 384 pages, 22 euros.
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