Algérie : dixit Lakhdar Bentobbal, le FLN raconté de l’intérieur

L’historien Daho Djerbal publie le second tome des Mémoires de Lakhdar Bentobbal, sous-titré « La conquête de la souveraineté ». Un travail remarquable basé sur le récit que le militant indépendantiste a livré à l’auteur entre 1980 et 1986.

Lakhdar Bentobbal, en 1962, à Alger. © Archives JA

Renaud de Rochebrune

Publié le 4 août 2022 Lecture : 8 minutes.

Des livres sur la guerre d’Algérie, y compris du seul côté algérien, il y en a déjà des centaines et des centaines, de toute sortes : récits plus ou moins exhaustifs de l’ensemble du conflit ou de tel ou tel épisode du combat pour l’indépendance, mémoires de moudjahidine ou de politiques (essentiellement du FLN mais parfois aussi du mouvement messaliste ou de la sphère communiste), essais sur les origines proches ou lointaines de la guerre et sur son déroulement et ses prolongations après l’indépendance…

Mais il reste pourtant des « trous » pour qui veut connaître ce qui s’est passé depuis le début de la colonisation en 1830, mais aussi et surtout au sein du FLN pendant la guerre de libération, de 1954 à 1962. Le principal d’entre eux, assurément, concerne les mémoires des acteurs principaux de la lutte armée, de ceux qui étaient « aux affaires » et pouvaient donc raconter en détail ce qu’ils ont fait et ce qu’ils ont vu.

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Un document inédit

Si, parmi d’autres, les anciens présidents du Gouvernement provisoire de la République algérienne Ferhat Abbas et Benyoucef Ben Khedda, l’ancien ministre des Affaires étrangères du même GPRA Saad Dahlab ou l’ancien « patron » de la wilaya II Ali Kafi ont certes écrit des ouvrages, il s’agit plutôt d’essais, sans nul doute fort intéressants mais très subjectifs, que de récits et de textes. On ne pourra bien sûr jamais lire, écrits ou racontés oralement par eux-mêmes, les Mémoires d’un Larbi Ben M’hidi, d’un Abane Ramdane, d’un Zighout Youssef, d’un Mostefa Ben Boulaïd ou d’un Amirouche, tous ces dirigeants disparus pendant les hostilités.

Pas plus que ceux d’un Krim Belkacem, d’un Abdelhafid Boussouf, d’un Ahmed Ben Bella ou d’un Houari Boumédiène, pour ne citer que quatre de ces acteurs majeurs de la guerre jusqu’en 1962, morts bien après l’indépendance sans avoir laissé de quoi nourrir les historiens et tous ceux qui voudraient savoir comment la lutte a été pensée, organisée et menée par les dirigeants du FLN. Voilà pourquoi la récente publication en deux tomes copieux (aux éditions Chihab) des Mémoires de Lakhdar Bentobbal, militant nationaliste et indépendantiste depuis sa jeunesse à la toute fin des années 1930, constitue un véritable événement.  L’homme politique algérien a été témoin au premier rang des combats du FLN, qu’il dirigea sur le terrain dans le Constantinois au milieu des années 1950, puis de l’action du GPRA, dont il a été sans discontinuer l’une des têtes principales de 1958 à 1962.

Boumédiène, Ferhat Abbas, Ben Bella…

Si le document est exceptionnel du fait de sa seule existence, n’ayant aucun véritable équivalent pour raconter de l’intérieur le parcours de la direction du FLN de 1954 à 1962, il l’est aussi par son contenu d’un bout à l’autre peu banal. Le récit que Bentobbal a livré à l’historien Daho Djerbal pendant six années entre 1980 et 1986 porte en effet la marque de l’auteur, un homme « pur et dur » qui se voulait un adepte intransigeant de la ligne révolutionnaire chez les indépendantistes, proche du peuple et tout particulièrement du peuple des campagnes. Un homme qui n’hésitait jamais à faire connaître son point de vue, en général très radical, face aux autres dirigeants nationalistes et, vers la fin de la guerre, lors des négociations auxquelles il participa, face aux représentants de l’État français. Et qui, éloigné du pouvoir après l’indépendance, a été sans doute d’autant plus enclin à parler sans filtre et sans tenir compte de la version « officielle » de l’histoire imposée par le régime.

Ce qui explique certainement pourquoi il a fallu attendre près de quarante ans pour que l’on puisse disposer de la transcription de ces propos, que la famille de l’auteur – contre la volonté de ce dernier – ne voulait pas autoriser. D’où cette publication finalement réalisée sans l’accord de celle-ci.

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Les portraits que nous propose ici et là Bentobbal de ses compagnons de lutte dans les instances de pouvoir sont peu aimables et parfois féroces. Sont ainsi épinglés, entre autres, Boumédiène, décrit comme assoiffé de pouvoir dès l’époque de la célèbre « réunion des dix colonels » de l’Armée de libération nationale (ALN), à la fin de 1959, et comme capable de « traitrise » lors de l’exécution à sa demande, début 1960, du capitaine Zoubir, en violation d’une promesse solennelle de l’épargner.

Ferhat Abbas n’échappe pas non plus à la critique. Il est qualifié d’« abdicard » pour avoir été prêt à transiger lors des négociations de paix à propos du Sahara (« On ne peut pas se sacrifier pour du sable », aurait-il dit à un Bentobbal horrifié). Dahlab est quant à lui considéré comme « très superficiel ». Concernant Aït Ahmed, son étude proposant de donner une dimension maghrébine à la révolution algérienne est jugée « aberrante ». Ben Bella est décrit comme prêt à tout pour se retrouver à la tête du pays, Belkacem Krim, comme obsédé par son désir de diriger le GPRA. Mohammed Khider est « versé dans l’agitation » et « n’a pas l’envergure d’un homme d’État ». Et Amirouche est incapable de comprendre comment il a été manipulé lors de la terrible purge qu’il a ordonnée contre tous les « intellectuels » dans sa wilaya, en 1958 et 1959, qui a provoqué la mort de milliers de moudjahidine…

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Des révélations sur la guerre

Bentobbal, on le voit, ne ménage pas les héros de la guerre d’indépendance qui furent ses camarades de combat. Il prend aussi ses distances avec les discours convenus pour raconter la guerre, de ses prémisses jusqu’à l’indépendance. Ce qui fait tout l’intérêt de ses récits de l’intérieur, pleins d’informations inédites, sur la plupart des moments cruciaux de cette guerre, comme la « réunion des 22 » (celle où les principaux « activistes » du parti nationaliste de Messali Hadj alors en pleine crise, futurs dirigeants du FLN, décident définitivement à l’été 1954 de lancer la lutte armée contre le colonisateur), le déclenchement des hostilités le 1er novembre 1954 aux résultats décevants dans la région du Constantinois, la conception et la mise en œuvre de l’offensive d’août 1955 dans la même région – qui relance spectaculairement la guerre d’indépendance moins d’un an après ses débuts –, la préparation et la tenue du Congrès du FLN de la Soummam dans la clandestinité à l’intérieur de l’Algérie à l’été 1956, laquelle voit triompher provisoirement, au grand regret de Bentobbal, les partisans de la prééminence des « civils » ou des « politiques » sur les « militaires » à l’initiative d’Abane Ramdane et de ses alliés.

Conférence de presse de Ferhat Abbas, président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), à Tunis, le 29 septembre 1959. Debout avec des lunettes, M'Hamed Yazid, ministre de l'Information. Assis, Krim Belkacem (3e à g.) et Lakhdar Bentobbal (2e à dr.). © AFP

Conférence de presse de Ferhat Abbas, président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), à Tunis, le 29 septembre 1959. Debout avec des lunettes, M'Hamed Yazid, ministre de l'Information. Assis, Krim Belkacem (3e à g.) et Lakhdar Bentobbal (2e à dr.). © AFP

Mais aussi la revanche des « militaires » (avec notamment, au premier chef, Bentobbal, allié de Krim et de Boussouf), qui prennent de facto un pouvoir qu’ils ne quitteront plus jamais à peine plus d’un an après la Soummam dont ils renversent les décisions (en particulier en accordant désormais la prééminence aux « militaires » sur les « civils », décision lourde de conséquences pour l’avenir de l’Algérie), la création du GPRA et les luttes incessantes pour le pouvoir en son sein ou entre ce gouvernement et nombre de dirigeants de l’ALN, la terrible période pour les combattants indépendantistes du regain militaire français après le retour au pouvoir en France du général de Gaulle en 1958 et les offensives ravageuses du Plan Challe à partir de 1959, la « réunion des dix colonels » de fin 1959, les initiatives diplomatiques pour obtenir un meilleur soutien des Soviétiques et des Chinois (qu’on voudrait voir envoyer des sortes de « brigades internationales » sur le théâtre des opérations).

Et enfin tous les épisodes des négociations secrètes ou publiques entre le gouvernement français et les indépendantistes auxquelles participe Bentobbal et qui verront finalement le FLN réaliser en 1962 tous ses buts de guerre, à commencer par l’indépendance sans la moindre perte de territoire.

Le mystère entourant la mort d’Abane Ramdane

Parmi toutes les révélations et les précisions que contiennent ces récits, il faut sans doute mettre à part celles qui concernent la prise du pouvoir au sein du FLN par les « militaires » et surtout sa conséquence, à savoir l’élimination d’Abane Ramdane fin 1957. On sait que l’assassinat de ce dernier, un temps l’homme fort du FLN, par ses camarades de combat, dont on n’a connu les circonstances, hormis les initiés, que longtemps après la fin de la guerre, reste en bonne partie une affaire controversée.

Pourquoi fallait-il se débarrasser à tout prix de cet homme dont nul ne niait l’envergure, la probité et les convictions révolutionnaires ? Qui, parmi les dirigeants du FLN, a décidé de la mise à mort de l’organisateur du Congrès de la Soummam ? Y avait-il d’autres hypothèses envisagées pour l’écarter définitivement du pouvoir ? Comment a-t-il été exécuté ? Dans l’ouvrage, s’il ne répond pas jusqu’au bout à toutes ces questions, Bentobbal, tout en réaffirmant comme il l’avait déjà fait qu’il était certes favorable à la mise à l’écart forcée d’Abane, mais personnellement contre l’assassinat, donne beaucoup de détails convaincants sur la responsabilité collective des principaux membres de la direction du FLN dans cette « affaire ». Voilà qui met à mal, si c’était encore nécessaire, les dénégations d’un Krim Belkacem, d’un Mahmoud Chérif ou d’un Amar Ouamrane, qui ont souvent tenté de s’exonérer du crime.

Des militants déterminés et déçus

Quelle impression générale garde-t-on de la lecture de ces Mémoires de Lakhdar Bentobbal ? On est impressionné d’abord par ce qu’ils révèlent de l’incroyable détermination de tous les militants nationalistes et combattants indépendantistes avant et pendant cette guerre d’Algérie dont il n’est nul besoin de souligner à quel point elle fut meurtrière et souvent à la limite, voire au-delà de la limite, de la barbarie. On est tout autant impressionné, même s’il ne s’agit pas là d’une révélation mais d’une confirmation, détails souvent inédits à l’appui, par l’âpreté des luttes internes permanentes au sein du FLN où les règlements de comptes entre chefs sont sans merci et où – pour reprendre une expression de Mao Zedong – on ne considérait pas la révolution « comme un dîner de gala ».

Enfin, s’agissant de révolution, on peut comprendre à quel point les « purs » comme Bentobbal ont pu être déçus par l’Algérie d’après l’indépendance où les dirigeants ne lui ont guère donné satisfaction quant à ce qui lui paraissait l’essentiel, à savoir une politique uniquement au service du peuple, loin des rivalités de personnes.

Lakhdar Bentobbal – Mémoires de l’intérieur – 400 p, 15,99€

Lakhdar Bentobbal – La conquête de la souveraineté – 304 p.

Propos recueillis, mis en forme et annotés par Daho Djerbal

Chihab Éditions (octobre 2021, mars 2022)

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