C’est Marie Curie qu’on piétine

Fouad Laroui © DR

Publié le 16 août 2013 Lecture : 2 minutes.

Al-Jazira, l’autre jour, vers midi. La caméra est braquée sur une certaine Iqbâl. C’est une paysanne du Gharb marocain, du côté de Kenitra. Elle ne sait ni lire ni écrire, elle n’a jamais quitté son douar, se contentant de faire une ribambelle d’enfants et de les élever. Elle a la cinquantaine. Et elle prononce d’une voix douce ces mots extraordinaires :

" Que voulez-vous que je fasse ? Je lève les yeux au ciel : Dieu me paraît lointain. Je baisse la tête vers le sol : la terre est là, qui me soutient. " Il y a dans ces quelques mots une fine poésie et une philosophie profonde. Et dans les deux cas, elles sont naturelles. En quelques mots, cette paysanne analphabète a tout dit de sa condition, peut-être même de la condition humaine.

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En effet, un cuistre de rencontre pourrait faire remarquer que le " Dieu lointain " d’Iqbâl, ce n’est pas autre chose que le premier moteur d’Aristote, qui donne une chiquenaude au cosmos pour le mettre en branle et ne s’en occupe plus. Un second cuistre approuverait : " Oui, oui, et on trouve aussi cela dans la philosophie médiévale musulmane : Dieu ne connaît que les universaux, il est inaccessible aux particuliers (comme Iqbâl). Voyez Avicenne et Farabi, par exemple. Voyez Averroès. "

Un érudit français passe par là. " Ne dit-elle pas, votre paysanne, quelque chose comme : il faut cultiver notre jardin ? C’est la conclusion de Candide. " Un fâcheux grommellerait : " Ouais… Mais ça ressemble aussi à la phrase de Pétain : la terre, elle, ne ment pas. " Un Allemand apparaît : " Tout cela est dans Kant : la religion dans les limites de la simple raison. "

Laissons ces doctes querelleurs à leurs élucubrations. Mais notons qu’ils ont quand même raison : les deux phrases naïves de la paysanne ouvrent des perspectives intéressantes. Comment les arpenter, ces chemins ainsi esquissés ? Par l’éducation. Et c’est là que le bât blesse. Combien de petites filles vont à l’école, dans nos beaux pays ? Et combien peuvent-elles rester dans le système éducatif au lieu d’en être retirées à la puberté pour être préparées au mariage et à la production de bébés ? Et il ne s’agit pas d’errements du passé. Les absurdes talibans, pour qui une femme ne doit savoir ni lire ni écrire, ont le vent en poupe au Pakistan et en Afghanistan. Le Printemps arabe a mis au pouvoir, un peu partout, des rétrogrades hirsutes pour qui la femme n’est qu’un utérus. Pourquoi n’y a-t-il qu’une seule femme ministre au Maroc ?

Iqbâl aurait pu pousser jusqu’à l’université et nous enrichir de son talent, qui apparaît en deux phrases spontanées. Des millions d’autres Iqbâl auraient pu aller au bout de leurs capacités. Cesbron disait : c’est Mozart qu’on assassine. Chez nous, c’est Marie Curie qu’on piétine, Berthe Morizot à qui on lie les mains, Jane Austen qu’on prive de plume et de papier…

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