Patrice Nganang, l’homme révolté
La plume acérée, l´engagement au coeur, Patrice Nganang est un citoyen camerounais en colère, et son oeuvre en porte la marque.
Patrice Nganang est né deux fois. Il a vu le jour en 1970 dans une famille de fonctionnaires camerounais. Son pays connaît alors une prospérité relative grâce aux revenus du pétrole, du cacao et du café… Il est l´un de ces gamins de Yaoundé que les maîtres d´école massent aux abords des routes au passage d´Ahmadou Ahidjo. La plupart de ces innocents forcés d´applaudir le « grand camarade » de l´Union nationale camerounaise, le parti unique, n´ont jamais entendu parler de la guerre d´indépendance ni des nationalistes de l´Union des populations du Cameroun (UPC), ces personnages gommés des manuels scolaires. Les leaders « maudits » de l´UPC sont les grands absents des discours officiels. Les « services spéciaux » assurent alors la police politique, traquant toute idée jugée « subversive ». Le règne de l´arbitraire peut conduire sans jugement dans les prisons politiques de Tcholliré (Nord) ou de Mantoum (Ouest).
Vingt ans plus tard survient la deuxième naissance de Nganang au début des « années de braise ». En 1990, les cours du cacao et du café sont au plus bas, les caisses de l´État sont vides, les entreprises ferment les unes après les autres. L´université de Yaoundé est en surchauffe. Sans perspective, des dizaines de milliers d´étudiants engagent une grève, la plus longue et la plus violente de l´histoire de cette institution. Le jeune homme étudie alors au département d´allemand. Montant de tout le pays, des voix contestataires vont conscientiser et façonner l´architecture idéologique de nombreux jeunes. Au mois de mars, l´archevêque de Yaoundé, Jean Zoa, à la tête des militants du parti unique, manifeste contre le multipartisme exigé par les partenaires au développement. Le 9 avril, le président Biya prend l´initiative d´un « Je vous ai compris » aux accents gaulliens. Trop tard, le vent des libertés souffle déjà sur le pays.
Le 26 mai, à Bamenda, au coeur du bouillant pays anglophone, un libraire, John Fru Ndi, brave l´ordre établi en annonçant la création d´un parti politique d´opposition, le Social Democratic Front (SDF). Dans son édition du 27 décembre, le journal Le Messager publie la lettre ouverte de Célestin Monga, ancien journaliste et banquier, qui enjoint le président de la République d´organiser une conférence nationale. L´assaut verbal est inédit, Monga et Pius Njawé, le patron du journal, sont jetés en prison. À l´université, les étudiants fondent le « Parlement », une association estudiantine cornaquée par les nouvelles forces d´opposition qui sortent enfin du bois. Patrice Nganang, qui est par ailleurs le secrétaire général du club des amis de la littérature à l´université, prend sa carte au Parlement.
Marqué par les révoltes et la colère
En 1991, il lit Main basse sur le Cameroun de Mongo Beti, un essai censuré qui demeure interdit à la vente aujourd´hui. Il découvre également Ruben Um Nyobe, Félix-Roland Moumié, Ernest Ouandié et les autres leaders « maudits » du nationalisme camerounais. C´est le début d´une nouvelle vie aux côtés d´activistes dont les noms de guerre sont révélateurs du bric-à-brac idéologique qui régnait alors : Winnie, Sankara, Schwarzkopf… Il n´empêche : « Je suis un enfant du Parlement », revendique encore aujourd´hui Patrice Nganang, même s´il désapprouve l´usage de la violence dans la quête du « changement ». La fréquentation de personnages comme l´écrivain Séverin Cécile Abega lui apprend la force des mots. Il va en user comme d´une arme. L´écrivain est né, marqué à jamais par les stigmates des années de braises.
Romancier, poète, essayiste… Patrice Nganang a publié une dizaine d´ouvrages à ce jour, dont Temps de chien, aux éditions du Serpent à Plumes en 2001, qui a obtenu le Grand Prix de la littérature de l´Afrique noire et le prix Marguerite Yourcenar. La reconnaissance de son talent lui ouvre de nouveaux horizons. Son doctorat de littérature comparée en poche, il quitte l´université Johann Wolfgang Goethe de Francfort pour enseigner à la Stony Brook University de New York. Universitaire d´origine camerounaise, Frieda Ekotto dirige le département de littérature comparée de l´université du Michigan. Elle suit son jeune collègue de New York depuis son arrivée aux États-Unis. « Comme plusieurs d´entre nous, il ne fait pas l´unanimité, mais n´est-ce pas nos paradoxes et nos différences qui font le charme de nos vies ? » confie-t-elle.
>> Lire aussi : Littérature : la colère des modernes
En 2011, Nganang reçoit le Prix des cinq continents de la Francophonie avec Mont Plaisant, un roman historique qui met en scène le sultan Ibrahim Njoya, le roi des Bamoums, qui vécut entre la fin du XIXe siècle et 1933. « [C´est] mon maître à penser », reconnaît l´écrivain, qui n´hésite pas à comparer ce souverain en avance sur son temps à Martin Luther, le réformateur de l´Église considéré comme l´un des pères de la nation et de la pensée allemandes. « L´oeuvre [de Njoya] devrait servir de point d´ancrage à la conscience collective camerounaise », plaide le chercheur, qui ne décolère pas de constater que ce chef persécuté par l´administration coloniale reste si méconnu.
Mont Plaisant, Nganang – qui écrit par ailleurs en allemand – l´a d´abord rédigé en anglais. « J´avais décidé d´arrêter d´écrire en français, car je suis très pessimiste sur l´évolution de la littérature francophone, explique-t-il. Elle manque d´idées, les auteurs se plagient, et la critique n´ose pas le dire. De plus, en France, les auteurs n´ont aucun droit sur leurs écrits. Aux États-Unis, les écrivains sont publiés par un agent littéraire, ça change tout. Finalement, j´ai décidé de publier tout de même en français par l´intermédiaire d´un des rares agents littéraires hexagonaux, ce qui me permet de conserver des droits sur mon livre en dehors de la France. »
"Les dix commandements du manifestant"
La même année, il écrit Contre Biya, aux éditions Assemblage, un recueil de toutes ses chroniques au vitriol qui font le miel des rédactions de Yaoundé et de Douala. Il y brocarde l´âge du capitaine, y fait l´éloge de l´opposition et prodigue des conseils pratiques tels que « Les Dix commandements du manifestant »… Compilés, ces pamphlets sont un véritable appel à la révolution. « Accepter la tyrannie, c´est abdiquer. Il faut manifester sa citoyenneté. On n´a pas besoin d´enseigner le courage aux jeunes. Ils l´ont déjà. Je vois tellement de gens aller en prison pour leurs idées ! » se justifie le trublion.
Reconnu par la profession, Nganang n´a pas pour autant oublié d´où il vient. Omniprésent sur les réseaux sociaux, il goûte à la dispute intellectuelle lorsqu´elle concerne ses sujets de prédilection : la démocratisation du continent, le rapport des Africains à leur histoire. L´écrivain n´a pas annihilé l´activiste. En avril, il est rentré du Mali déconcerté par un « étourdissement historique » et a vidé son sac dans les colonnes de Jeune Afrique, confiant sa stupéfaction devant « cette photo d´Aminata Traoré [de la société civile malienne] se tenant sur le même balcon que les putschistes du capitaine Sanogo, dans les bras duquel "elle a sauté", me dit-on ici, avant de retrouver son habituelle vulgate altermondialiste »…
« S´indigner ne suffit plus, il faut passer à l´acte », martèle celui qui a fait de l´éducation des jeunes à la politique l´un des moteurs de son travail. Nganang est un citoyen en colère et son oeuvre en porte la marque. Mais comment ne pas l´être quand on réalise qu´on peut naître plusieurs fois, mais qu´on n´a qu´une vie ?
À la conquête du Cameroun
Dans son dernier roman, La Saison des prunes (éd. Philippe Rey), paru en avril, Patrice Nganang remonte aux origines du malentendu colonial entre le Cameroun et la France, qui est occupée en 1940. Réfugié à Londres, de Gaulle envoie son adjoint, le colonel Philippe Leclerc, recruter des tirailleurs « sénégalais ». Le Français débarque à Douala et marche sur Yaoundé, où il doit affronter l´administration coloniale acquise au régime de Vichy. Chemin faisant, il fait escale à Édéa, une petite ville du littoral. Le 29 août, Leclerc se proclame gouverneur à la place du haut-commissaire, et transformant de fait le protectorat franco-britannique en colonie. Le roman met en scène des personnages historiques tels que Ruben Um Nyobe, le futur chef indépendantiste, le poète Louis-Marie Pouka… Dans le bar d´Édéa transformé en centre de recrutement, pro-Allemands et pro-France libre se chamaillent : faut-il aider la puissance coloniale ? « Il nous faut assumer la France pour nous libérer […] Il nous faut assumer la France, voilà pourquoi on doit la défendre »…
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