L’été tunisien de tous les dangers

Après l’assassinat de Mohamed Brahmi et le carnage de Jebel Chaambi, le blocage politique est total et la rue en ébullition. Une seule solution : l’union nationale. Mais Ennahdha persiste dans le déni.

Funérailles de Mohamed brahmi, le 30 juillet. © FETHI BELAID / AFP

Funérailles de Mohamed brahmi, le 30 juillet. © FETHI BELAID / AFP

Publié le 12 août 2013 Lecture : 8 minutes.

Pour mesurer la colère des Tunisiens, nul besoin de sondages. Tous les soirs, par dizaines de milliers, partout dans le pays, ils manifestaint pendant le ramadan pour réclamer la dissolution de l´Assemblée nationale constituante (ANC) et la démission de l´exécutif. Les mouvements Kasbah 1 et Kasbah 2, qui avaient fait chuter deux gouvernements de transition en 2011, ne sont rien en regard de la mobilisation de cette fin juillet caniculaire. Point de ralliement de la gronde, place du Bardo, à Tunis, en face de l´ANC, où l´impressionnant sit-in d´errahil (« sit-in du départ ») défie la première institution du pays et la formation islamiste Ennahdha, tenue pour responsable de la flambée de violence sans précédent que connaît la Tunisie. « Non contents de nous conduire à la ruine, ils nous ont divisés, ont semé la haine et se fichent du sang versé par les enfants du pays, c´en est trop ! » hurle une femme voilée qui a rejoint les manifestants. L´assassinat non élucidé du leader de gauche Chokri Belaïd, celui de Mohamed Brahmi, élu de la circonscription de Sidi Bouzid, berceau de la révolution, et l´embuscade terroriste qui a coûté la vie à huit soldats au Jebel Chaambi ont réveillé un sentiment national qui s´était quelque peu étiolé depuis la chute de Ben Ali. « La Tunisie d´abord ! » scande la foule du Bardo.

La dégradation de la situation socio-économique n´est pas une surprise. Partis, société civile et médias ont maintes fois tiré la sonnette d´alarme sans être entendus par la troïka dirigeante. Les motifs de mécontentement des uns et des autres ne sont pas les mêmes, mais tous veulent sortir de la spirale infernale dans laquelle s´enfonce le pays par absence de volonté politique du pouvoir. Le citoyen lambda – le zawali – peine à joindre les deux bouts, le niveau de vie se dégrade, le dinar se déprécie, l´embauche et l´investissement sont au point mort. Les Tunisiens auraient pu patienter, mais ils ne supportent plus l´idéologie religieuse rampante qui affecte leur environnement ; ils sont attachés à leur mode de vie et à leur acception de l´islam, parties intégrantes de leur personnalité nationale.

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Les islamistes craignent un mouvement Tamarod tunisien

Au niveau institutionnel, en près de deux ans, peu d´avancées ont été enregistrées. La transition s´installe dans la durée et le pouvoir entretient le flou quant aux échéances électorales. Le projet de Constitution, rebattu depuis des mois, a été clairement falsifié par le rapporteur du comité de rédaction, membre d´Ennahdha. Les motions de censure, les campagnes médiatiques, les différents dialogues nationaux ont été sans effet. Pour les élus de la famille démocrate, il fallait frapper un grand coup. Au lendemain de l´assassinat de Mohamed Brahmi, plus d´une cinquantaine de députés – sur 217 – ont suspendu leur activité au sein de l´ANC. À l´origine du sit-in d´errahil, ils ont réussi à mobiliser. « L´enjeu est trop important. La Constitution et les élections risquent d´être dévoyées par les islamistes », prévient Khaled Ammar, militant du Front populaire.

Ennahdha est au coeur de la crise. Depuis la chute de Mohamed Morsi en Égypte, les islamistes tunisiens sont aux abois. Ils ont fustigé un éventuel mouvement Tamarod et qualifient les « sit-ineurs » du Bardo de contre-révolutionnaires. Drapée dans sa « légitimité », argument qu´elle martèle à l´envi, Ennahdha veut passer en force et imposer ses diktats, mais les temps ont changé. Elle ne jouit plus du même capital confiance. Sa victoire aux élections d´octobre 2011 a entretenu un malentendu. Malgré les 40 % de suffrages recueillis, sa majorité n´est que relative, puisque 49 % seulement du corps électoral s´était exprimé. Une fois au pouvoir, elle en a oublié l´autre majorité, la silencieuse. En se prévalant sans cesse de l´appui du peuple, elle a fini par agacer. Ce peuple, justement, est le nouvel acteur de la scène politique. Depuis la révolution, il a fait sa métamorphose et a gagné en maturité. Il n´est plus dupe et se méfie. À vouloir aller trop vite dans son projet sociétal, Ennahdha a remis en question des valeurs chères aux Tunisiens et négligé des symboles forts comme la célébration des fêtes de l´indépendance et de la République. À cet égard, l´organisation de funérailles nationales pour les militaires tombés au Jebel Chaambi n´aurait pas été de trop. Mais le pouvoir en a décidé autrement. C´est comme si Ennahdha cherchait à gommer tout ce qui a trait aux valeurs républicaines et à accélérer la perte de prestige et d´autorité de l´État.

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Le président Moncef Marzouki était à Kasserine pour honorer la mémoire
des huit soldats morts dans une embuscade le 29 juillet. © Ali Louati/AFP

Ennahdha perd ses alliés

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Les islamistes n´ont pas non plus tenu compte du changement du rapport des forces sur l´échiquier politique. Au sein de l´ANC, certains partis, comme Al-Aridha, ont disparu, d´autres, comme Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR), partenaires d´Ennahdha, ont perdu de leur poids, tandis que de nouvelles alliances et formations émergeaient. Aujourd´hui, deux pôles se font face : Ennahdha et une opposition de plus en plus consciente de la nécessité de faire bloc, mue par l´impérieuse nécessité de sauver le pays de la menace terroriste et du chaos. Le parti islamiste a perdu en route ses alliés – Ettakatol et le CPR se disent favorables à la formation d´un gouvernement d´union nationale -, peine à masquer ses divisions internes, se cramponne obstinément au pouvoir au nom de sa « légitimité » et se ferme au débat. Il continue de naviguer à vue, n´a pas renoncé à donner une coloration religieuse à la Constitution – ce qui ralentit considérablement les travaux de la Constituante -, gère le pays sans réel programme gouvernemental et persiste à vouloir tenir les rênes en écartant systématiquement les compétences qui ne sont pas de son bord. Mainmise sur l´administration, nominations partisanes, instrumentalisation des lieux de culte, Ennahdha utilise les mêmes pratiques que le système Ben Ali.

Le projet islamiste n´en patine pas moins. À l´épreuve du pouvoir, Ennahdha a accumulé les erreurs et perdu de sa popularité. Elle n´aura réussi qu´à diviser les Tunisiens autour de questions identitaires. « Tous ceux qui ne sont pas de bons musulmans sont des mécréants », entend-on dans les prêches des mosquées, que beaucoup ont désertées. « On attendait d´Ennahdha qu´elle trouve des solutions aux problèmes, elle en a créé de nouveaux en semant la discorde sans travailler à la réalisation des objectifs de la révolution », dit en substance le constitutionnaliste Kaïs Saïed. Le plus grave est que les islamistes ont ainsi fait le lit du terrorisme, allant jusqu´à banaliser les assassinats politiques. Leur position ambiguë par rapport à l´extrémisme religieux et leurs relations affichées avec les salafistes, dont les jihadistes d´Ansar al-Charia, les ont conduits à un déni de la réalité. « Les salafistes sont nos enfants », disait Rached Ghannouchi, tandis qu´Ali Larayedh soutenait qu´« au Chaambi, il n´y avait pas de jihadistes mais des individus qui faisaient du sport ». « Il ne suffit pas de condamner le terrorisme en général, il faut qu´Ennahdha reconnaisse qu´Ansar al-Charia est un mouvement terroriste. Or elle s´y refuse », s´indignent nombre de journalistes. Au pire, Ennahdha a sciemment laissé faire, au mieux, elle a été débordée. Dans tous les cas, sa responsabilité est engagée.

Face à ce blocage, quelles alternatives ? Trouver une sortie de crise est urgent, tout le monde en convient, mais tous ne sont pas d´accord sur les modalités. Le Front populaire et l´Union pour la Tunisie réclament la dissolution de l´ANC et la formation d´un gouvernement de salut public composé de technocrates indépendants. « C´est à cette condition que la dernière étape de la transition peut s´opérer avec plus de sérénité, sans risque d´être dévoyée sous l´effet d´une influence partisane », explique Samir Bettaïeb, porte-parole du parti El-Massar. L´Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le patronat (Utica) préconisent, eux, la formation d´un gouvernement d´union nationale et la finalisation de la Constitution par l´ANC sous la supervision d´experts. Mais tous exigent la mise en place rapide d´un calendrier pour aller vers les élections. Dans un premier temps, Ennahdha a catégoriquement rejeté l´idée d´un gouvernement d´union nationale, avant de faire marche arrière sous la pression conjointe de ses propres alliés, de la rue et de l´opposition. Mais elle exclut la dissolution de l´ANC, une « ligne rouge », selon son président, Rached Ghannouchi. Lequel a oublié que le premier constituant à avoir jeté l´éponge, en mars 2013, était Abou Yaareb el-Marzouki, membre du bureau exécutif d´Ennahdha, qui avait expliqué en substance que « l´exercice du pouvoir est devenu pour Ennahdha synonyme d´un partage des postes au sein du gouvernement et dans les institutions étatiques au profit de ses proches et de ses amis ».

Il faut avant tout restaurer un climat de confiance

L´étape actuelle est décisive. Les uns et les autres sont à cran et campent sur leurs positions. Une intransigeance qui rappelle celle qui a suivi la démission du gouvernement de Hamadi Jebali. Les concessions alors consenties au bout d´un mois de négociations n´étaient que de la poudre aux yeux : les ministres indépendants de l´équipe d´Ali Larayedh n´auront eu qu´une très faible marge de manoeuvre. Engager des discussions est aujourd´hui nécessaire, parvenir à un consensus national aussi. Encore faut-il ne pas se perdre en palabres et en surenchères. Le pays ne peut plus attendre. La Tunisie a encore des ressources. « Les entreprises ont résisté, elles ont fait front à la crise et développé de nouveaux marchés », comme l´assure Aziz Mebarek, fondateur de Tuninvest. La relance économique, le retour des investisseurs et des touristes sont une priorité, mais il faut mettre de l´ordre dans la maison Tunisie et restaurer un climat de confiance. La criminalisation des appels à la haine et à la violence de la part des partis et des imams, la dissolution des Ligues de protection de la révolution (LPR), la création d´un pôle judiciaire et sécuritaire pour la lutte contre le terrorisme, la fermeté vis-à-vis de l´extrémisme religieux, l´application de la loi de manière équitable, la fin des querelles partisanes, le refus de toute exclusion sont autant de mesures simples et indispensables qui pourraient résorber rapidement la fracture qui divise le pays. Avant que la finalisation de la Constitution, puis la mise sur pied d´une Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) qui soit réellement indépendante – les conditions ne semblent pas à ce jour réunies pour qu´elle le soit – ne remettent la Tunisie sur les bons rails. La facture de vingt mois de transition est déjà particulièrement douloureuse. Il est du devoir des responsables politiques du pays, de quelque bord qu´ils soient, de faire en sorte qu´elle ne s´alourdisse pas.

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