Visite guidée : Dar Batha, ombre et lumières à Fès

Avant d´être le musée des Arts et Traditions populaires de Fès, Dar Batha a été un palais royal. C´est là que fut signé le traité de protectorat entre la France et le Maroc en 1912.

Un espace d’échanges où se produit en partie le festival des musiques sacrées. © Nicolas Michel

Un espace d’échanges où se produit en partie le festival des musiques sacrées. © Nicolas Michel

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Publié le 1 août 2013 Lecture : 5 minutes.

Dehors, il y a la chaleur de 15 heures qui écrase tout. Dedans, l´ombre fraîche dispense une caresse salvatrice. Cette ombre, de nombreux visiteurs l´ont connue et certains sont morts depuis longtemps, comme le premier résident général du protectorat français au Maroc, Hubert Lyautey, décédé en 1934. L´arbre immense dont les frondaisons chatouillent le soleil est un chêne vert (Quercus rotundifolia) qui trône ici depuis plus de cent ans, majestueux, imposant, paisible. A-t-il été planté avant ou après la construction de Dar Batha, à la fin du XIXe siècle ? Sa présence est si intense que l´on est tenté d´imaginer que lorsque le sultan du Maroc Moulay Hassan Ier décida d´édifier cette demeure non loin de la médina, à deux pas de la porte Bab Boujloud, il le fit par amour pour un arbre. Comme Saint Louis qui, dit-on, rendait la justice sous un chêne, le sultan souhaitait utiliser Dar Batha pour les audiences royales lors du séjour estival. Après sa mort en 1894, le lieu fut achevé et embelli par son fils et successeur, Moulay Abdelaziz. Mais l´Histoire devait plutôt retenir le nom de son frère, le sultan Abd al-Hafid.

Le traité de Fès signé à Dar Batha

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Si le vieux chêne de Dar Batha pouvait parler, il raconterait comment Abd al-Hafid, opposé aux accords d´Algésiras (1906), qui plaçaient le Maroc sous la protection de plusieurs puissances européennes, destitua son cadet avec la complicité du pacha de Marrakech, mais se retrouva, dès 1911, assiégé à Fès à la suite de soulèvements populaires hostiles – et bientôt contraint de demander l´aide des troupes françaises stationnées dans la région de Casablanca. En répondant à son appel, les troupes françaises outrepassaient clairement les limites des accords d´Algésiras, et l´Allemagne réagissait vertement en envoyant le croiseur Panther mouiller au large d´Agadir. Une rude négociation permit d´éviter la guerre, l´Allemagne y gagnant le Neukamerun, le « bec de canard » ajouté au Kamerun qu´elle possédait déjà.

Eugène Regnault, ministre pléni­potentiaire de la France à Tanger, avait désormais les mains libres – et 5 000 hommes armés – pour acculer le sultan à signer le traité de protectorat. En France, le socialiste Jean Jaurès monta à la tribune : « Et d´abord, je vous demande : de quel droit prenons-nous le Maroc ? Où sont nos titres ? On prétend que c´est pour rétablir l´ordre… N´ajoutez pas, messieurs, que c´est pour promouvoir la civilisation… Il y a une civilisation marocaine capable de révolution et de progrès, civilisation antique et moderne. […] C´est pour cela qu´au nom du droit bafoué, moqué, mais qui est la grande réalité de demain, nous protestons contre le principe même de ce traité de protectorat. » Belle envolée qui ne suffirait pas à faire barrière aux manoeuvres impérialistes de la France.

Le 30 mars 1912, c´est dans le cadre idyllique de Dar Batha que fut signé le traité de Fès par Eugène Regnault et Moulay Hafid. Le premier article dit tout ou presque : « Le gouvernement de la République française et Sa Majesté le sultan sont d´accord pour instituer au Maroc un nouveau régime comportant les réformes administratives, judiciaires, scolaires, économiques, financières et militaires que le gouvernement français jugera utile d´introduire sur le territoire marocain. » De nombreuses tribus se révoltèrent et le président du Conseil, Raymond Poincaré, chargea le général Hubert Lyautey de faire appliquer le traité. Ce dernier arriva à Fès en mai, s´imposa par la force, et le sultan abdiqua en août 1912.

Le résident général ne s´installa pas à Dar Batha, dans l´ombre du chêne, et le palais fut transformé en musée des Arts et traditions populaires en 1915, « par la volonté du gouvernement chérifien et du protectorat français », comme le précise aujourd´hui le site du ministère de la Culture marocain. Notre bel arbre reçut à ce moment un soutien de poids, celui du fort bien nommé architecte paysagiste Jean-Claude Nicolas Forestier. Le premier jardin qu´il aménagea fut en effet celui de Dar Batha, selon le plan d´inspiration espagnole qu´il avait présenté en janvier 1914. Sur ce plan, seize parterres orthogonaux s´organisaient autour de larges vasques posées sur des socles de mosaïques multicolores, et le paysagiste avait choisi les essences végétales qu´il souhaitait y planter pour créer un espace enchanteur : des cyprès, des acacias, des magnolias, des orangers, des grenadiers… Selon Jean Giraudoux, Forestier aurait un jour déclaré : « Je suis un vrai homme des villes. J´aime l´air libre et les jardins. »

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La couleur des mosaïques renvoie aux couleurs du jardin. © AFP

Aujourd´hui, le charme du jardin andalou pensé en continuité avec l´habitation, elle aussi de style hispano-­mauresque, opère toujours. Les mosaïques composées de carreaux verts, orange, blancs et noirs des galeries à colonnades renvoient aux couleurs dominantes du jardin, où l´ombre joue avec la lumière, où les orangers gardent leurs fruits défendus à bonne distance de toute main gourmande sous l´abri de leurs feuilles vernissées. Panneaux de zelliges, plafonds de cèdre peint, rigueur mathématique. Palmier, hibiscus, jacarandas, folie végétale contrôlée. Ou incontrôlée, parfois : des herbes folles ont envahi, sur les toits, les tuiles vertes qui rappellent celles de l´université Al Quaraouiyine, l´une des plus anciennes du monde, construite à Fès à la fin du IXe siècle.

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Le calme et la sérénité du lieu ne donnent guère envie d´entrer dans les salles du musée. Il y a tant de détails à observer, tant d´essences végétales, tant de variations de lumière au gré de la course du soleil ! Mais il faut, pour découvrir des corans et des livres de prières, des broderies et des costumes, des instruments de musique et des bijoux… Mais aussi des astrolabes, superbes instruments d´astronomie perfectionnés par les Arabes, et surtout de superbes poteries marocaines. Le musée Dar Batha mettant logiquement à l´honneur la céramique émaillée traditionnelle de la région, en particulier celle décorée d´entrelacs floraux stylisés couleur « bleu de Fès », obtenu avec de l´oxyde de cobalt.

Un carrefour culturel, intellectuel, diplomatique…

Parfois, les visiteurs curieux ne peuvent pas entrer, les belles portes dont la peinture s´écaille leur restent obstinément fermées. Notamment lors du festival des musiques sacrées de Fès, puisque, durant cette semaine de festivités musicales, le chêne accueille sous ses branches de nombreux concerts d´artistes venus du monde entier. « Dar Batha a toujours été un lieu d´échanges diplomatiques, intellectuels, artistiques, affirme Catherine Bendayan, photographe et coordinatrice Europe du festival. Durant l´année, d´autres rencontres s´y tiennent, autour des faits d´actualités ou à l´occasion de débats sur la culture. Dar Batha a même accueilli un festival d´art culinaire pendant trois ans… La force et la magie du chêne séculaire donnent une dimension spirituelle à cet espace. »

Le protectorat français sur le Maroc a pris fin en 1956, quarante-quatre ans après son instauration à Fès. Étrange ironie de l´histoire, mais après tout guère surprenante : en sortant de Dar Batha pour s´en aller rejoindre la médina, impossible de ne pas remarquer le monument massif rappelant les termes du manifeste de l´indépendance du Maroc, rédigé en 1944. Où ? À Fès, bien entendu.

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