Festival d’Avignon : « Je est un autre »

Jusqu’au 26 juillet, la 67e édition du prestigieux Festival d’Avignon a fait la part belle à l’Afrique. Au-delà du cacophonique « Shéda » de l’artiste associé congolais Dieudonné Niangouna, de riches propositions pensent le rapport au monde, occidental et africain, de leurs auteurs.

L’un des tableaux vivants de l’exposition-performance Exhibit B de Brett Bailey. © FRANCK PENNANT / AFP

L’un des tableaux vivants de l’exposition-performance Exhibit B de Brett Bailey. © FRANCK PENNANT / AFP

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Publié le 25 juillet 2013 Lecture : 7 minutes.

C’était l’une des figures du monde des arts et des lettres de Vienne au XVIIIe siècle, et pourtant elle a fini… empaillée. Angelo Soliman a eu un destin peu ordinaire. Le précepteur du fils du prince du Liechtenstein était un responsable de la loge maçonnique que fréquentaient d’éminents intellectuels viennois. Et son « frère » Mozart s’est inspiré de lui pour le personnage du pacha Selim de l’opéra L’Enlèvement au sérail. Alors pourquoi un tel sort à sa dépouille ? Parce que celui qui était né Mmadi Make était noir, né vers 1721 entre le Nigeria et le Cameroun actuels. Et que la barbarie européenne avait alors pour nom l’esclavage, niant aux peuples africains leur inscription au sein de l’humanité.

Angelo Soliman a été exposé pendant plus de cinquante ans, jusqu’en 1848, parmi les animaux sauvages du Muséum d’histoire naturelle de l’empire d’Autriche. Un siècle plus tard, en 1948, le parti nationaliste sud-africain met en place le régime raciste de l’apartheid. Cette même année naît, en Afrique du Sud, Beryl Celeste Pietersen, d’un père noir et d’une mère blanche. Le mariage de ses parents finira par être déclaré nul et la fillette et son père seront déportés dans le quartier « de couleur » de Gelvandale (Port Elizabeth).

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Angelo Soliman et Beryl Celeste Pietersen sont deux des victimes de la folie raciste blanche à qui Brett Bailey rend un hommage bouleversant à Avignon avec Exhibit B. Dans cette exposition-performance, le Sud-Africain revient sur ce que l’on appelle les zoos humains. Aux XIXe et XXe siècles, l’Europe colonisatrice (mais aussi l’Australie, les États-Unis, l’Inde…) a organisé en métropole des exhibitions d’hommes et de femmes issus de ses territoires d’outre-mer. Extrêmement populaires, ces manifestations ont attiré près de 1 milliard de visiteurs entre 1800 et 1950. Et ont façonné un imaginaire occidental et une culture de masse empreints d’idéologie raciste.

La cruauté occidentale mise en scène

C’est à ce phénomène que s’est intéressé l’auteur, metteur en scène et scénographe du Cap avec la série Exhibit et dont le deuxième volet est présenté jusqu’au 23 juillet le long d’un parcours déambulatoire au coeur de l’église des Célestins d’Avignon. Jouant sur le principe de ces foires humaines, Bailey a façonné des tableaux vivants évoquant différents épisodes de l’histoire coloniale (extermination des Hereros de Namibie, pratique des mains coupées au Congo belge, femmes sud-africaines que l’on forçait à bouillir les crânes de leurs codétenus avant de les curer avec des tessons de verre pour ensuite les envoyer dans des instituts européens de recherche…) et ses répercussions actuelles (« déportations forcées » de sans-papiers dans des conditions inhumaines ayant conduit à la mort d’une dizaine d’entre eux).

Les victimes de cette sauvagerie sont au coeur de tableaux très esthétiques. Elles sont incarnées par des hommes et des femmes, acteurs professionnels ou amateurs, qui regardent droit dans les yeux le spectateur. Le malaise ressenti est immédiat, glaçant, frontal. Un véritable choc accentué par la force plastique qui se dégage de ces scènes, car l’on se surprend à trouver belle la cruauté. D’autant plus qu’elle s’accompagne de chants de lamentation namibiens magnifiques, interprétés en direct depuis la nef de l’église par quatre choristes, quatre « têtes coupées » déposées sur un présentoir (dans lequel est caché le reste des corps des artistes). La force dramatique de la mise en scène subtile et intelligente de ce voyage au coeur des ténèbres met le public – en majorité blanc – face à un pan de son histoire dont il se détourne volontiers, et l’oblige à penser la chosification du corps noir telle qu’elle s’est opérée à travers l’Histoire – et dont l’un des pendants est l’exotisme.

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Un exotisme que n’ont pas su éviter les Allemands Monika Gintersdorfer et Knut Klassen dans leur découverte du coupé-décalé en compagnie notamment de Gadoukou la Star, DJ Meko et Shaggy Sharoof. Dans Logobi 05 et La Jet-Set, les Allemands ont joué à outrance sur le corps sculptural tout en muscles de Gadoukou la Star (Franck Edmond Yao) et du goût pour la sape des ambianceurs ivoiriens dans une veine quasi paternaliste. Les rapports Occident-Afrique ne sont toujours pas débarrassés de cette condescendance insufflée par un certain sentiment de supériorité.

Myriam Marzouki en fait une démonstration froide, quasi chirurgicale, dans Le Début de quelque chose. Dans cette adaptation du roman éponyme d’Hugues Jallon, il est question de ces touristes qui s’enferment dans des clubs de vacances construits dans des dictatures sans se préoccuper de l’extérieur. Sans s’intéresser aux révoltes en cours. Une situation qui n’est pas sans rappeler celle de la Tunisie de Ben Ali, où a grandi la philosophe, fille de l’ancien opposant et actuel président, Moncef Marzouki. Ces touristes vont chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas chez eux, dans leur quotidien. Ils veulent le calme et le repos pour « ne plus penser à rien ». « Finalement, analyse Myriam Marzouki, on ne veut pas de l’altérité. La rencontre ne peut pas se faire dans ces conditions. » Une attitude néocoloniale ? « Par bien des aspects, oui, sans doute », répond-elle.

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Qaddish, de Qudus Onikeku. © ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

La chorégraphie née d’un voyage vers les racines

Dommage, car la croisée des expériences peut être des plus enrichissantes. Le Nigérian Qudus Onikeku en est convaincu, lui qui partage son temps entre son Nigeria natal et la France depuis 2003. « C’est à travers le regard de l’autre que l’on se découvre, soutient-il, même s’il faut déjà se connaître un tant soit peu pour percevoir justement ce qui nous différencie de l’autre. » Formé à la danse traditionnelle africaine, puis au contemporain, avant de découvrir les arts du cirque, le hip-hop ou encore la capoeira et le taï-chi, ce jeune homme de 29 ans a créé une belle surprise avec Qaddish. Fort de toutes ces influences qui ont étoffé son bagage yoruba, il a eu envie de rendre hommage à son père, aujourd’hui âgé de 80 ans.

Ensemble, les deux hommes sont partis aux sources de leur culture, à Abeokuta, le village natal du chef de famille. De ce voyage, le chorégraphe a rapporté une philosophie qui nous enseigne comment « se mêler à l’autre sans se perdre » afin de se construire en tant qu’homme. Une leçon subtilement dansée, tout en émotion et en énergie, sur le Kaddish de Maurice Ravel (la prière juive des morts), magnifiquement interprété par la soprano Valentina Coladonato. Le Camerounais Emil Abossolo-Mbo accompagne Qudus Onikeku dans un texte où il est question de tradition, de filiation et de transmission. Des questions universelles où tout un chacun peut se retrouver. À l’instar de Faustin Linyekula. 

Que reste-t-il après la guerre ?

Depuis Le Cargo, créé en 2011, le chorégraphe-dramaturge congolais s’interroge. Lui qui se définit comme un conteur ne sait plus que dire. Il aimerait narrer « autre chose que des histoires de ruine, de boue, de sang, de larmes, de nègres qui souffrent ». Pour retrouver l’inspiration, il s’est rendu sur les traces de celui qui l’a initié à la danse dans son village natal. Mais le grand maître des percussions ne joue plus. Il est maintenant pasteur d’une église évangélique. Pour Drums and Digging, Linyekula refait le voyage. Cette fois-ci accompagné de quelques membres des Studios Kabako, qu’il a installés à Kisangani (RDC). Un retour sur soi collectif pour trouver comment continuer à vivre ensemble après la guerre.

Car « le plus important, ce n’est pas l’art, mais la possibilité de donner à croire en quelque chose », explique le danseur, qui se demande avec le poète chinois Meng Jiao (VIIIe-IXe siècle) : « Qu’est-ce qui peut encore être dit une fois que les sons se sont évanouis ? Une fois que l’espoir est mort, les chansons deviennent vaines. » Et l’artiste se retrouve face à la page blanche la plus difficile à noircir de sa carrière. Linyekula n’a toujours pas trouvé. Cela s’en ressent dans un Drums and Digging parfois lisse. « Je ne suis qu’au début de ce voyage », précise celui qui a fini par se sentir étranger où qu’il soit, en Europe comme en Afrique. Ce qui n’est pas forcément pour lui déplaire.

« Mon rapport au monde a changé. Je possède les codes occidentaux, mais en Europe, ce qu’on me renvoie, c’est que je ne suis pas d’ici. Et en Afrique, c’est que je ne suis plus de là. Des deux côtés, il y a toujours quelque chose que j’ai en plus, et ça, c’est un privilège. » Le privilège des cosmopolites. De ceux qui habitent notre monde et qui considèrent, comme le dit si bien dans Le Bourreau de soi-même Térence, l’ancien esclave africain (berbère) né à Carthage au début du IIe siècle avant J.-C. et dont l’oeuvre a considérablement fait évoluer la comédie latine par ses emprunts à la tragédie grecque : « Je suis humain et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »

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