Au Maroc, être une femme libérée, c’est pas si facile
Près de dix ans après la réforme du code de la famille, l’égalité est loin d’être acquise. Face à un gouvernement islamiste, une nouvelle génération de militantes reprend le flambeau.
Un autre Maroc ?
C’était en 2004. Après plusieurs mois de débats acharnés, la réforme de la Moudawana était promulguée par le roi Mohammed VI. Coresponsabilité des époux, divorce par consentement mutuel, âge légal du mariage porté à 18 ans… Avec ce nouveau code de la famille, le Maroc basculait dans la modernité et faisait, aux côtés de la Tunisie, figure d’exemple dans le monde arabe en consacrant l’égalité entre l’homme et la femme dans le noyau familial. Un progrès acquis en grande partie grâce à la mobilisation du Printemps de l’égalité : pendant de longs mois, cette coalition de 26 associations féministes s’est battue sans relâche pour obtenir la réforme de la Moudawana. Ce combat et son aboutissement sont, depuis, considérés comme « la » victoire historique du mouvement féministe marocain.
Près de dix ans plus tard, le bilan est cependant contrasté. Les associations, toujours en première ligne, ne manquent pas de mettre l’accent sur les progrès de ces dernières années. Comme la réforme, en 2007, du code de la nationalité, qui permet aux Marocaines de transmettre leur nationalité à leurs enfants nés de père étranger. Ou la meilleure représentation des femmes dans la vie publique, avec notamment une révision de la loi électorale imposant de leur réserver 60 sièges à la Chambre des représentants. Résultat : 66 femmes ont été élues lors des dernières législatives, en novembre 2011 (16,7 % des députés), contre 34 (10,5 %) en 2007. « Le mouvement féministe est resté dynamique, avançant étape par étape, avec des revendications structurées, analyse Leïla Rhiwi, ancienne figure de proue du Printemps de l’égalité, aujourd’hui directrice du bureau marocain de l’ONU Femmes (qui couvre plusieurs pays d’Afrique du Nord). Le contenu de la nouvelle Constitution, axée sur l’égalité et la parité, est le fruit de ce travail de longue haleine. »
Failles juridiques
Tout n’est pourtant pas si rose. Pour plusieurs observatrices extérieures, les associations féministes et la « génération Moudawana » ont eu tendance à se reposer sur leurs lauriers. « Le mouvement féministe marocain est en hibernation depuis plusieurs années, lâche la journaliste Nadia Lamlili. Il a obtenu des avancées en termes de représentation politique, mais quasiment rien sur les droits concrets. » Selon elle, l’un des symboles de cet échec est justement l’application du nouveau code de la famille. « La Moudawana est entrée en vigueur dans un silence révoltant. Elle a été appliquée comme n’importe quelle autre loi et progressivement torpillée par les juges », tempête la journaliste. S’appuyant sur des failles juridiques, certains magistrats ont en effet érigé en règles quelques exceptions, instaurant une jurisprudence bien éloignée de l’esprit progressiste du texte initial. Exemple : le mariage des mineures, théoriquement interdit (sauf dans quelques cas prévus aux articles 20 et 21), reste une réalité bien ancrée à travers tout le pays, en particulier dans les zones rurales reculées. D’après les derniers chiffres du ministère de la Justice, le nombre de ces mariages a même nettement augmenté ces dernières années, passant de près de 30 000 en 2008 à plus de 41 000 en 2010.
« Le problème est que l’on continue à considérer la Moudawana comme « la » référence alors qu’il nous reste beaucoup de combats à mener, en matière de harcèlement quotidien ou de violences sexuelles notamment », renchérit Majdouline Lyazidi, étudiante et militante féministe. En mars 2012, l’affaire Amina Filali avait suscité une énorme polémique et ébranlé tout le royaume. Cette jeune fille de 16 ans s’était suicidée en avalant de la mort-aux-rats après avoir été contrainte d’épouser son violeur. Une aberration rendue possible par l’article 475 du code pénal, qui permet à un homme d’échapper à des poursuites s’il épouse la « mineure nubile » qu’il a « enlevée ou détournée ». Face à une vague de contestation de plus en plus forte, le gouvernement islamiste, contraint de réagir, avait annoncé qu’il soutenait la proposition de loi – toujours en discussion au Parlement… – visant à supprimer l’alinéa décrié.
Depuis l’arrivée au pouvoir, en janvier 2012, des islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), cette prise de position a été l’une de leurs seules initiatives saluées par les militantes féministes. « Cela fait plus d’un an et demi qu’ils sont à la tête du gouvernement et le bilan est très maigre, déplore Malika Jghima, de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM). Le droit des femmes n’est pas une priorité pour eux, c’est juste une question parmi d’autres, sans plus. »
Des revendications sociales plus globales
Une partie des tensions se cristallise autour de Bassima Hakkaoui, ministre de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du Développement social, membre du secrétariat général du PJD et seule représentante de la gent féminine au sein du gouvernement d’Abdelilah Benkirane. Musulmane, voilée, elle est très critiquée par les associations qui la considèrent comme un chantre du conservatisme social. « La vérité, c’est que la plupart des féministes sont de gauche et n’acceptent pas que les choses changent avec une femme voilée du PJD, rétorque la ministre. Cette opposition à tout prix est choquante ! » Car d’après Bassima Hakkaoui, n’en déplaise à ses adversaires, le gouvernement agit en faveur des droits de la femme. En juin, il a adopté le plan gouvernemental de l’égalité « en vue de la parité » (baptisé Ikram), qui prévoit la mise en place de plusieurs mesures d’ici à 2016. Parmi elles, un projet de loi contre les violences faites aux femmes, ainsi que la création de l’Autorité pour la parité et la lutte contre toute forme de discrimination, prévue par l’article 19 de la Constitution de 2011, qui consacre l’égalité entre l’homme et la femme.
L’introduction de cet article dans la loi fondamentale résulte de la vaste contestation populaire née début 2011 dans le sillage des révolutions arabes et emmenée par le Mouvement du 20-Février. « Ce dernier a poussé les gens à se réveiller. On a assisté à une libération de la parole qui a servi le féminisme », souligne Fedwa Misk, fondatrice du webzine Qandisha (lire encadré). Dans les cortèges se trouvait effectivement la relève de la « génération Moudawana ». De jeunes femmes qui abordent des problématiques nouvelles (comme les violences sexuelles ou le tabou des avortements clandestins) et s’associent à des revendications sociales plus globales, réclamant davantage de justice ou moins de corruption. La plupart d’entre elles militent dans des associations au sein de leur école ou de leur université. Ce qui change, aussi, c’est qu’à leurs côtés de nombreux jeunes hommes se mobilisent pour défendre les droits et la dignité de leurs camarades. Un phénomène nouveau qui montre qu’au Maroc la cause des femmes a tout de même fait un petit bout de chemin.
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Benjamin Roger
On n’est pas des superwomen
« J’en avais marre des magazines stéréotypés, raconte Fedwa Misk. Je voulais faire quelque chose sur la "vraie" femme, celle qui n’est pas parfaite, qui n’a pas le temps de cuisiner et qui a plein de problèmes. » C’est avec l’intime conviction de donner la parole à ces « vraies » femmes que la pétillante trentenaire, journaliste free-lance, a lancé le webzine féminin Qandisha en novembre 2011. Site collaboratif animé par une centaine de Marocaines de tous horizons, cette plateforme au ton indépendant et au design soigné propose un contenu varié (vie quotidienne, politique, économie…) et inédit dans le paysage médiatique du royaume. Aucun article n’est commandé, tout est spontané. « J’essaie de dénicher le côté naturel des femmes, de faire en sorte qu’elles émettent leurs avis les plus personnels pour ensuite susciter le débat », conclut Fedwa Misk..
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