Nigeria : Buhari et le mirage du protectionnisme

« Buhari, le bilan économique » (3/5) Le gouvernement estime que son plan d’autosuffisance en matière de production de riz a donné des résultats positifs. Une affirmation que réfutent les analystes… et les chiffres.

Sacs de riz de la rizerie de Wurukum à Makurdi, le 2 décembre 2019. © REUTERS/Afolabi Sotunde

Publié le 5 août 2022 Lecture : 5 minutes.

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Nigeria : Muhammadu Buhari acte II, quel bilan économique ?

En poste depuis 2015, le chef de l’État devait redresser l’économie et endiguer l’insécurité. À la veille de la prochaine élection présidentielle prévue en février 2023, l’heure est aux bilans. 

Sommaire

Une pyramide de 1,2 million de sac de riz dévoilée à Abuja en février dernier : un décor parfait choisi par Muhammadu Buhari pour annoncer que le pays avait doublé sa production de riz paddy [riz à l’état brut, non décortiqué, ndlr] à 9 millions de tonnes métriques par an depuis 2015. Mais aussi un symbole de la politique d’auto-suffisance prônée par le président.

>>À lire sur The Africa Report – Buharinomics : Rice, border closures, FX… Evaluating the impact of Buhari’s key policies

Le gouverneur de la Banque centrale du Nigeria (CBN), Godwin Emefiele, confirmait alors que la capacité d’usinage du riz nigérian était passée à 3 millions de tonnes métriques contre 350 000 tonnes métriques avant le lancement du programme gouvernemental de soutien aux agriculteurs, l’Anchor Borrowers [micro-crédit à destination des petits agriculteurs, ndlr].

Pour autant, le prix d’un sac de riz de 50 kg a été multiplié par trois, passant de 9 000 ₦ (soit 21 euros) en 2015 à 33 000 ₦ (soit 77 euros) en mai 2022. Cette flambée des prix s’explique par l’inefficacité et le coût élevé des méthodes locales de transformation du riz, ainsi que par la fermeture des frontières qui a fortement limité les alternatives étrangères à la production nationale.

Flambée de la contrebande

Selon les données compilées par Statista, le Nigeria a produit 5 millions de tonnes de riz usiné en 2021 alors que la consommation nationale est supérieure à 7 millions de tonnes par an. Et d’après le média local, Premium Times, le manque à gagner serait le résultat de la contrebande : « Avec l’aide d’informateurs locaux et de douaniers compromis, les importateurs ont trouvé un moyen de contourner la fermeture de la frontière », explique Aisha Oduntan, un membre de la communauté d’Ipokia qui borde la République du Bénin, une importante porte d’entrée du riz au Nigeria. « Ils font toujours entrer du riz mais ils le vendent à des prix plus élevés pour réaliser des profits insensés car la demande est garantie, et l’offre n’est pas aussi élevée qu’avant. Ils ne paient évidemment aucune taxe au gouvernement », raconte-t-elle.

À l’instar du riz, de nombreux produits de base ont été directement ou indirectement interdits à l’importation : en juin 2015, la CBN a révélé qu’elle avait mis fin à l’allocation de devises étrangères à quelque 41 articles tels que le ciment, les textiles, les meubles, la volaille, les œufs de poulet et la dinde. Une mesure qui visait à réduire la facture d’importation du pays qui, à 6,6 %, était pourtant bien inférieure à celle de l’Afrique du Sud (17 %), de l’Égypte (14,8 %), du Maroc (9,3 %) et de l’Algérie (8,6 %).

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L’épreuve de réalité

Les partisans de la politique protectionniste du président Buhari estiment qu’il a cherché ainsi à équilibrer les inégalités du commerce international qui, selon eux, oppose les nations vulnérables aux nations développées. Ainsi pensent-ils qu’un pays comme le Nigeria, s’il ne protège pas son économie, restera une nation perpétuellement importatrice, sans aucun contrôle sur les prix des biens et des services sur son territoire.

« La vérité est que le Nigeria fait partie du commerce mondial et qu’il ne peut pas se fermer sans causer des dommages importants à son économie et à ses citoyens », estime Feyi Fawehinmi, analyste des politiques publiques. « Surtout, le gouvernement n’a pas la capacité de contrôler efficacement ces interdictions, de sorte que ce sont des politiques qui, souvent, ne produisent rien d’autre que l’augmentation des prix pour tout le monde, les contrebandiers devant payer plus de pots-de-vin pour entrer au Nigeria. »

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Et l’analyste d’expliquer que les mesures prises par Muhammadu Buhari n’ont jamais été ni bien pensées, ni planifiées. La fermeture des frontières a été vraiment dommageable : « Les prix des denrées alimentaires et les entreprises n’ont pas été les seuls à être touchés. Le commerce de détail de pétrole et de gaz a été littéralement tué dans la région parce que le gouvernement était convaincu que les villes frontalières facilitaient les exportations illégales de pétrole vers le Bénin. Les gens se sont mis à parcourir des kilomètres pour se procurer de l’essence. Ils [le gouvernement] ont, sans le savoir, créé un marché illégal florissant, en faisant du soutage pétrolier une alternative. »

Une gestion militaire

En 2020, la récession s’abat sur le pays, quatre ans après celle de 2016 qui était la première depuis 25 ans au Nigeria. Il est intéressant de noter que le président Buhari a supervisé la récession en tant que chef d’État militaire de 1983 à 1985. Alors qu’il était en fonction, il a réduit de moitié la facture d’importation du pays en rationnant l’accès aux devises étrangères et a essayé d’appliquer un contrôle des prix, qui a conduit les commerçants à accumuler des marchandises et donc, à provoquer une pénurie de produits essentiels.

Feyi Fawehinmi analyse le comportement de Buhari de la façon suivante : « Il a déplacé la fenêtre d’Overton en termes de niveau d’acceptabilité de l’interventionnisme de l’État. Avant son arrivée au pouvoir, le Nigeria n’était pas une économie de marché libre de toute intervention gouvernementale, mais des progrès avaient été réalisés dans des domaines tels que les marchés financiers et les taux de change. » Il rappelle que la population du Nigeria est très jeune et que les huit années de Buhari au pouvoir ont été suffisamment longues pour influencer les points de vue économiques de millions de personnes qui ont atteint leur majorité pendant son administration. « Ces citoyens pourraient penser qu’il est normal que le président ait une opinion tranchée sur ce que devrait être le taux de change de la monnaie et que le gouvernement détermine […] qui [y] a accès. »

Dos tourné aux talakawas

Largement considéré comme proche des talakawas, les gens ordinaires, le président Buhari a profité de leur soutien massif pour être élu en 2015. Il a toujours fait valoir que sa politique, de la gestion des devises à la fermeture des frontières, visait à les protéger.

Pourtant, le coût de la vie pour les plus vulnérables ne cesse d’augmenter. L’inflation a bondi à 17,71 % en mai 2022, contre 8 % en 2015 quand Buhari est arrivé au pouvoir. L’inflation alimentaire a augmenté à 19,5 % en mai contre 18,37 % le mois précédent. Un ménage nigérian moyen dépense en produits alimentaires 56,65 % de ses dépenses totales, la hausse de l’inflation alimentaire signifie qu’il a de moins en moins de revenu disponible à consacrer à d’autres nécessités comme l’éducation, la santé et le logement. On peut penser que c’est ce qui compte le plus pour cet électorat – et que c’est ce qu’ils considèreront au moment de faire le bilan de la présidence Buhari.

À cette même question de l’héritage, Feyi Fawehinmi répond que le président Buhari va léguer au pays un gouvernement qui est « partout mais en fait nulle part » et dont le principal pouvoir est « d’empêcher les choses de se produire, et non de rendre possible ce qu’il veut ». Malgré cela, il espère aussi que ces mandats auront démystifié de nombreuses idées économiques populaires et que les Nigérians seront désormais ouverts à d’autres arguments pour ne pas laisser les mauvaises idées perdurer trop longtemps.

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