Pourquoi l’Égypte renie ses Frères
En un an, les dirigeants des Frères musulmans auront réussi à s’aliéner une grande partie de la population d’Égypte. Des victoires de l’après-révolution aux dernières heures de la présidence Morsi, autopsie d’un échec.
Quelque trois cent soixante-cinq jours de mauvaise gestion des affaires publiques auront suffi à faire oublier les quatre-vingts ans durant lesquels la confrérie des Frères musulmans s’est attachée à offrir des services sociaux aux classes défavorisées. Après avoir atteint des sommets de popularité en remportant tour à tour les premières élections législatives et présidentielle démocratiques du pays en 2012, la puissante organisation semble renouer avec son passé d’officine clandestine. Le 14 juillet, le procureur général a ainsi ordonné le gel des avoirs de 14 dirigeants des Frères, dont le guide suprême de la confrérie toujours en cavale, Mohamed Badie, et son adjoint, l’homme d’affaires Khairat el-Shater, qui a été interpellé, ainsi qu’Essam el-Erian, vice-président du bras politique de l’organisation, le Parti de la liberté et de la justice (PLJ).
TRAHISON
Jusqu’au bout, les Frères ont refusé toute concession. Dans son dernier discours, le 2 juillet, Mohamed Morsi insistait sur sa légitimité de président démocratiquement élu, alors que depuis trois jours des millions de citoyens réclamaient son départ. Le 14 juillet, le commandant en chef des forces armées, le général Abdel Fattah al-Sissi, a d’ailleurs rappelé que dès les premiers instants de la crise il avait demandé au chef de l’État d’organiser un référendum au sujet d’une élection présidentielle anticipée… Et que ce dernier avait fermement refusé.
« Sissi nous a trahis. Et c’est une grande trahison. Jusqu’à une semaine avant le coup, il faisait part de sa confiance dans le président et dans son programme », affirme de son côté une figure de la confrérie. Dans les rangs des Frères musulmans, on vit dans le déni. Pour les milliers de manifestants pro-Morsi qui, depuis le 4 juillet, tiennent un sit-in devant la mosquée de Rabaa al-Adawiya, dans l’est du Caire, il n’est pas question de quitter les lieux avant que l’ancien chef de l’État ne soit réinstallé dans ses fonctions. Les Frères ont même prévu d’intensifier leur mobilisation en organisant des rassemblements ponctuels pour paralyser la circulation à des endroits stratégiques de la capitale.
Alors que le président par intérim, Adly Mansour, a publié une déclaration constitutionnelle pour gérer la période de transition et que le nouveau gouvernement, dirigé par Hazem al-Beblawi, a été investi le 16 juillet, sans participation des partis islamistes, les leaders de la confrérie ont déclaré qu’ils n’en reconnaissaient « ni la légitimité ni l’autorité ». Ils s’entêtent à réclamer l’annulation de ce qu’ils considèrent comme un coup d’État contre la démocratie. « Nous sommes prêts à accepter une élection présidentielle anticipée, mais après le retour à la légitimité constitutionnelle qui a été volée, s’enflammait Mohamed el-Beltagui, le secrétaire général du PLJ, sur sa page Facebook, le 14 juillet. Nous refusons de faire le moindre pas en avant sous l’égide du coup d’État militaire sanglant. » Comme beaucoup d’éminents cadres des Frères, il est recherché par les autorités… mais se déplace librement sur le sit-in de Rabaa. Aujourd’hui, l’organisation joue la carte de la révolution. À Rabaa, les Frères essaient de recréer l’atmosphère de la place Al-Tahrir. Des chants nationalistes sont diffusés par les haut-parleurs, les manifestants brandissent des drapeaux du pays – quasi invisibles lors des précédents rassemblements islamistes – et scandent des slogans antimilitaires.
Les partis islamistes ont été en tête des législatives 2012. © Jeune Afrique
L’ambition des frères les a menés à la chute
Pourtant, ce discours révolutionnaire n’a pas toujours été celui de la confrérie. Juste avant la dernière vague de contestation du 30 juin (jour anniversaire de l’investiture de Morsi), les Frères et leurs alliés salafistes se présentaient comme les défenseurs de l’islam, menacé en Égypte par un complot des chrétiens et des libéraux. « Je demande à Dieu qu’Il fasse du 30 juin un jour de victoire pour l’islam et les musulmans et qu’Il pulvérise la force des hypocrites et des hérétiques », clamait le 15 juin le prédicateur salafiste Mohamed Abdel Maqsoud. Il s’exprimait lors du rassemblement organisé par les partisans du président Morsi au Caire, durant lequel le chef de l’État a annoncé la rupture des relations diplomatiques avec la Syrie. De même, si les Frères musulmans se voient désormais comme le fer de lance de l’opposition face à des militaires venus entraver le processus démocratique, ils ne se sont pas toujours montrés aussi virulents envers l’armée. Durant la première période de transition, « ils lui ont apporté leur soutien quand toutes les autres forces politiques appelaient à la chute du Conseil suprême des forces armées », rappelle Gamal Abdel Gawad Soltan, professeur de sciences politiques à l’université américaine du Caire.
Une alliance qui a obligé la confrérie à désavouer, à plusieurs reprises, les jeunes révolutionnaires de la place Al-Tahrir. En février 2012, alors que des affrontements opposaient manifestants et forces de l’ordre dans le centre-ville du Caire, la confrérie avait appelé « le Conseil militaire et le ministère de l’Intérieur à prendre leurs responsabilités pour protéger le Parlement et les institutions de l’État ». Pour quel motif ? « Certains groupes veulent achever ces institutions, y compris l’armée, afin de construire un nouvel État », précisait le communiqué de l’organisation. Dans les jours suivants, des députés islamistes avaient accusé les manifestants d’être des voyous payés par l’ancien régime ou des agents à la solde de puissances étrangères. « Le problème des Frères musulmans, c’est qu’ils n’ont jamais pris au sérieux la rue et les mouvements sociaux », affirme Stéphane Lacroix, spécialiste du monde arabe à l’Institut de sciences politiques de Paris.
Au final, les Frères ont peut-être été perdus par leurs ambitions démesurées, qui n’étaient cependant pas celles du départ. « En 2011, ils affirmaient vouloir 30 % des sièges du Parlement seulement et assuraient ne pas viser la présidence, indique le chercheur. Mais petit à petit ils se sont pris à croire qu’ils pouvaient tout avoir. Et pour avoir voulu tout avoir, ils ont tout perdu. »
Une transition trop douce avec l’ancien régime
Tout au long de l’année qu’il a passée à la tête de l’État, Morsi a été accusé par ses détracteurs de ne jamais avoir mené de réel dialogue avec l’opposition et d’avoir continué à recevoir ses ordres directement du Bureau de guidance de la confrérie. En février 2013, Khaled Alam Eldin, un conseiller politique du président, issu du parti salafiste Al-Nour et licencié pour « abus de pouvoir », révélait que les décisions du président étaient prises « exclusivement par l’entourage du chef de l’État, appartenant dans sa grande majorité au PLJ ».
Aujourd’hui, même s’ils ne l’admettent pas publiquement, certains cadres de la confrérie commencent à prendre conscience de leurs erreurs. La première est de ne pas avoir mené une lutte implacable contre l’ancien régime, comme le réclamaient les révolutionnaires. « On aurait dû arracher le mal par ses racines, reconnaît un dirigeant des Frères. On a opté pour des réformes graduelles, et cette décision était peut-être plus idéaliste qu’il ne le fallait. C’est sans aucun doute notre erreur principale dans notre gestion des affaires publiques. »
Sur la scène internationale, la confrérie est isolée. Les États-Unis semblent s’être fait une raison, après avoir commencé par regretter à mots couverts l’intervention de l’armée. De son côté, le Qatar, qui passait pour le chef de file des mouvements islamistes dans la région, voit que le vent tourne, et est en train de se repositionner. En revanche, la Turquie a dénoncé un coup d’État « inacceptable », de même que le parti islamiste Ennahdha en Tunisie, qui a souligné que « la légitimité en Égypte était représentée par le président Mohamed Morsi ». Face à ce qui s’est passé au Caire, « Ennahdha se sent concernée et réagit, un peu en pensant à Morsi, mais aussi en pensant à son propre cas », remarque Stéphane Lacroix.
Pour autant, la confrérie ne s’avoue pas vaincue et, même si elle a perdu en popularité auprès du grand public, elle devrait continuer à jouer un rôle central dans la vie politique du pays. « Les crises rendent plus fortes les organisations spirituelles. Les Frères musulmans sont habitués à ce type d’obstacle », explique un cadre de la confrérie. Et d’ajouter : « Contrairement à ce que l’on pourrait croire, nous sommes dans notre zone de confort. »
Les salafistes d’Al-Nour pris entre deux feux
Critiqués par les forces islamistes, qui leur reprochent d’avoir abandonné les Frères musulmans, les salafistes du parti Al-Nour sont aussi accusés par les libéraux de vouloir dominer la scène politique. Mais leurs ambitions sont plus limitées que celles des Frères. Leur stratégie est avant tout sociale et non politique. Ils veulent protéger les « acquis islamiques » de la Constitution, les articles concernant la charia et l’identité de l’État. À plusieurs reprises, les dirigeants d’Al-Nour ont d’ailleurs assuré qu’ils ne souhaitaient pas faire partie du gouvernement de transition du Premier ministre Hazem al-Beblawi (« L’étape actuelle nécessite des indépendants et non des individus aux affiliations partisanes », soulignait le chef du parti, Younis Makhyoun, le 10 juillet). Pourtant, ce sont eux qui, aux côtés de l’armée, semblent fixer les règles du jeu. À deux reprises, le parti s’est opposé à la nomination au poste de Premier ministre de personnalités au positionnement libéral trop prononcé (l’ancien chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Mohamed el-Baradei, et l’avocat Ziad Bahaa Eldin, membre du Parti social-démocrate égyptien). « Les salafistes d’Al-Nour n’ont pas participé aux dernières manifestations des Frères, et le régime souhaite les récompenser pour cela », explique Amr Hashem Rabie, du Centre des études politiques et stratégiques Al-Ahram. Aujourd’hui, le parti continue de jouer les médiateurs. Le 8 juillet, il demandait la formation d’un comité de réconciliation nationale. « Tout le monde doit faire des concessions pour éviter un conflit dont le vainqueur ne sortira qu’avec la dépouille d’une nation », a déclaré son vice-président, Bassem al-Zarqa, le 15 juillet. Al-Nour essaie surtout de faire en sorte que le courant islamiste ne disparaisse pas de la scène politique en Égypte. « Il considère que les Frères musulmans ont décrédibilisé le projet islamique et que la tactique actuelle de la confrérie représente un risque d’exclusion de tous les islamistes, analyse Gamal Abdel Gawad Soltan, professeur de sciences politiques à l’université américaine du Caire. Peu à peu, de plus en plus de gens au sein du courant islamiste vont se rendre compte que la stratégie des Frères manque de réalisme et vont commencer à voir l’intelligence de la position d’Al-Nour. »
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