Tunisie : Kaïs Saïed, ou la pratique personnelle du pouvoir
Selon l’analyste Amine Snoussi, la dérive autoritaire du président tunisien se poursuit. Et ce n’est pas la nouvelle Constitution, approuvée par référendum le 25 juillet et taillée à sa mesure, qui permettra de rectifier le tir. Au contraire.
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Amine Snoussi
Essayiste, auteur de « La politique des Idées » (Centre national du livre), et militant pour la justice sociale et écologique.
Publié le 5 août 2022 Lecture : 6 minutes.
Lundi 25 juillet 2022, vers 2 heures du matin. Dans une chaleur étouffante, la ferveur des slogans s’éteint peu à peu. Le président, Kaïs Saïed, vient de quitter les célébrations qui se sont déroulées sur l’avenue Habib-Bourguiba. Il a remporté le référendum sur la nouvelle Constitution, qui lui accorde de très larges pouvoirs : une situation inimaginable il y a encore onze ans, quand la Tunisie vivait sa révolution.
L’homme fort de Tunis fanfaronne et n’hésite pas à afficher ses prochains objectifs : « Nous allons bientôt passer au code électoral », annonce-t-il à près de deux cents militants venus fêter la victoire du oui. Malgré leurs discours victorieux, ses soutiens sont inquiets. « Maintenant, il va falloir unir le pays. Pour tout vous dire, on s’attendait à un taux de participation bien plus élevé », nous confie l’un des acteurs de sa campagne présidentielle de 2019. Or ce taux n’a pas dépassé 30%, ce qui en fait l’un des plus faibles de l’histoire électorale du pays. Les militants se consolent en évoquant le score obtenu par le oui : près de 94%, un véritable plébiscite.
Dans le détail, pourtant, les chiffres ne racontent pas la même histoire. Sur la chaîne de télévision nationale, un chroniqueur jette un froid. Selon les projections de l’institut de sondages Sigma, quand on additionne les voix des abstentionnistes (qui ont boycotté le scrutin) et celles ayant exprimé un vote négatif, l’écart avec le oui se réduit considérablement.
Une fois les partisans du boycott pris en compte, l’écart ne serait que de 2%. Une faiblesse qui rappelle celle de la consultation nationale organisée préalablement par le président : elle n’avait pas réuni plus de 500 000 participants. Difficile, néanmoins, d’imaginer que le chef de l’État n’avait pas anticipé cette faiblesse, puisqu’il a décidé de ne pas fixer de quorum. Cette stratégie est également en phase avec la pratique du pouvoir que Kaïs Saïed met en œuvre depuis le 25 juillet 2021, jour du coup d’État dit institutionnel.
Un plongeon dans l’inconnu
Depuis la promulgation de la Constitution précédente, en 2014, la Tunisie était organisée autour d’un régime parlementaire. Aucun parti politique ne pouvait gouverner seul. Des alliances étaient nécessaires pour former un gouvernement et faire voter des lois. « La Constitution [de 2014] a ses problèmes, qui ralentissent l’action politique, mais elle reste, globalement, fonctionnelle et efficace », énonçait un rapport du Centre pour la sécurité, le développement et l’état de droit, publié en 2018.
Le gouvernement était responsable devant le Parlement ; le président s’effaçait, et ne pouvait que jouer le rôle d’un médiateur et d’un garant de la Constitution, à l’image du défunt Béji Caïd Essebsi : malgré sa volonté d’amender la Constitution, en 2018, et les nombreuses critiques qu’il adressait au régime, le fondateur de Nidaa Tounes avait fini par se plier au parlementarisme.
Le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed a suspendu le Parlement et la Constitution de 2014. Depuis, il gouverne par décrets. Toutes les dynamiques de pouvoirs de la démocratie tunisienne ont été suspendues. Le pays a basculé dans l’inconnu.
« C’est un bouleversement. Nous avons connu des dérives, depuis l’indépendance, mais jamais une telle accumulation des pouvoirs sans y mettre les formes », alerte Bochra Belhaj Hmida, ancienne député et figure majeure de la lutte pour les droits de l’homme.
Quelle légitimité ?
En 2021, Kaïs Saïed s’est permis de suspendre le Parlement en invoquant la légitimité populaire acquise lors de l’élection présidentielle de 2019 : au second tour, il avait mobilisé plus de 2,5 millions d’électeurs.
Si l’on suit cette logique, la légitimité du référendum peut être mise en cause, puisqu’il n’a attiré que 30% des électeurs. « Il n’existe aucune norme, internationale ou nationale, qui détermine si une Constitution est légitime », explique Zaïd al-Ali, spécialiste en constitutionnalisme arabe. Si ce juriste confirme la légitimité de la nouvelle Constitution, justifiée par le score de 92% obtenu au référendum, il a d’autres interrogations : « Quel est l’objectif de cette constitution? Cet objectif est-il légitime dans un pays démocratique ? ».
Le Courant démocrate a, lui, refusé de participer à ce processus, qu’il juge illégitime. Ce parti d’opposition, qui avait appelé au boycott du référendum, fustige la dérive autoritaire du président. « Nous dénonçons l’ensemble de ce processus. Ce qu’il se passe depuis un an se situe hors du cadre de la Constitution », explique Ghazi Chaouachi, le secrétaire général du mouvement. S’agissant de la légitimité de la nouvelle Constitution, Chaouachi est clair : « Elle représente un contrat social. On est pas en train de parler d’élections. »
L’ancien député considère qu’un seuil minimum de 50% aurait été nécessaire pour asseoir la légitimité du texte. « Cette constitution est celle du président. Le jour où Kaïs Saïed s’en ira, elle s’en ira avec lui », conclut-il.
Où sont les contre-pouvoirs ?
Plusieurs points de la loi fondamentale inquiètent la société civile et l’opposition : fin du caractère civil de l’État, suppression du droit de grève pour les juges, obligation, pour l’État, d’accomplir les objectifs de l’islam. « Il n’y a ni équilibre ni séparation des pouvoirs », juge Ghazi Chaouachi. Mais l’esprit général du texte inquiète encore plus : le président s’attribue des pouvoirs très étendus sans que soient prévus le moindre contre-pouvoir ou mécanisme de contrôle.
Les nouvelles prérogatives du chef de l’État se rapprochent de celles que la Constitution de 2014 conférait à un chef du gouvernement, mais sans qu’il ait à se soucier de réunir une majorité au Parlement ou de rendre des comptes au pouvoir législatif.
Depuis 2011, la Tunisie tente de s’éloigner du présidentialisme. Le douloureux souvenir de la dictature de Ben Ali a poussé les responsables politiques à se tourner vers le parlementarisme et la décentralisation –symboles de la transition démocratique. Tous deux sont désormais menacés par la nouvelle Constitution.
Autre inquiétude des experts : la faiblesse de ce texte. Pour nombre de juristes, la Constitution laisse une grande liberté interprétative au président de la République. « Elle se concentre sur des questions politiques qui n’intéressent que Kaïs Saïed », déplore le juriste Sadok Belaïd, qui présida la commission chargée de rédiger la Constitution. Entre-temps, le professeur a critiqué la manière dont s’y prenait le chef de l’État.
La commission Belaïd lui avait en effet proposé un texte, auquel ce dernier a préféré son propre projet. « Même après les corrections apportées à son préambule, ce texte est médiocre et ne dépeint pas les sentiments des Tunisiens mais ceux du président », ajoute Belaïd.
La démocratie attendra
« La constitution de 2022 institue un régime présidentialiste », s’inquiète pour sa part l’avocate Bochra Belhaj Hmida, pour qui le régime a changé, de facto, depuis le 25 juillet 2021 et va changer de droit. Le texte vient donc institutionnaliser la pratique personnelle du pouvoir de Kaïs Saïed depuis la suspension du Parlement, l’an dernier.
Depuis, le chef de l’État a entre les mains une autre branche du pouvoir : la justice. Le Conseil supérieur de la magistrature a en effet été dissous en février 2022 et, au début de juin, 57 juges ont été limogés par le président. Ce dernier a aussi annoncé qu’il s’attaquerait au financement des ONG par des étrangers.
« Tout contre-pouvoir potentiel, quel qu’il soit, est dans la ligne de mire du régime hégémonique du président », insiste Saïda Ounissi, ex-député du parti islamiste Ennahdha. Pour l’opposante, ce qui différencie le présidentialisme du régime présidentiel, c’est la présence ou l’absence de contre-pouvoirs.
Malgré ces excès et cette tentation autoritaire de Saïed, les partisans du président ne sont pas inquiets. « Il faut commencer par nettoyer le pays avant de penser à la démocratie », nous répond l’un de ses partisans venu célébrer la victoire du oui. En attendant, les opposants ne se découragent pas et continuent d’espérer un rétablissement de la démocratie. « Le subterfuge s’arrêtera quand les gens réaliseront que Kaïs Saïed ne peut ni répondre à leurs attentes ni attirer des personnalités compétentes », conclut l’ancienne ministre. Entre-temps, la Tunisie sombre dans ses vieux démons en répondant à l’appel autocratique de son président.
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