Nigeria : une Banque centrale à l’orthodoxie discutable

« Buhari, le bilan économique » (4/5) Malgré son devoir d’indépendance et sa fonction régulatrice, la Banque centrale du Nigeria a du mal à se départir de l’influence du chef de l’État sur sa politique.

Le siège de la Banque centrale du Nigeria à Abuja, le 22 janvier 2018. © REUTERS/Afolabi Sotunde

Publié le 6 août 2022 Lecture : 4 minutes.

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Nigeria : Muhammadu Buhari acte II, quel bilan économique ?

En poste depuis 2015, le chef de l’État devait redresser l’économie et endiguer l’insécurité. À la veille de la prochaine élection présidentielle prévue en février 2023, l’heure est aux bilans. 

Sommaire

Un mois seulement après l’élection du président Buhari en 2015, la Banque centrale du Nigeria (CBN, Central Bank of Nigeria) a interdit aux importateurs de certains biens et services d’accéder au marché des changes : agriculture, aéronautique, industrie pharmaceutique, fabrication et construction, des secteurs incontournables de l’économie nationale ont été concernés par cette mesure.

>>À lire sur The Africa Report – Buharinomics : Impact of CBN’s unorthodox monetary policy on businesses

« L’autre partie de la directive présidentielle stipule que nous devons exclure du marché des changes et du secteur bancaire toutes les entreprises, leurs propriétaires et leurs dirigeants pris en flagrant délit de contrebande ou de dumping sur l’un des articles figurant sur la liste des restrictions », a expliqué le gouverneur de la CBN, Godwin Emefiele, confirmant l’influence du chef de l’État sur la politique bancaire du pays.

Conséquence : des entreprises ont dû payer des prix élevés pour des matières premières locales insuffisantes ou pour se procurer des devises, sur le marché parallèle, pour importer des biens étrangers. Depuis que l’actuel gouverneur de la CBN a pris ses fonctions en 2014, le naïra () a perdu 61 % de sa valeur officielle, et 70 % sur le marché parallèle.

Marché parallèle

« La subvention du carburant est un exemple connu au Nigeria mais on parle de moins de celle de près de 50 % sur les devises étrangères représentée par la différence entre le taux de la CBN et celui du marché parallèle », explique Tunde Ajileye, du groupe de réflexion SBM Intelligence, basé à Lagos. « Ce coût supplémentaire est […] transféré aux entreprises et aux personnes qui n’ont pas les moyens d’accéder aux devises étrangères aux taux de la CBN. Ce genre de double marché est préjudiciable. »

Un an seulement après l’interdiction, en 2015, plus de 272 entreprises, dont 50 manufacturières, ont été contraintes de fermer ou de se délocaliser dans les pays voisins en raison de la hausse des coûts liée à la pénurie de devises. L’Association des fabricants du Nigeria a également indiqué que plus de 180 000 emplois ont été perdus.

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Le taux de chômage au Nigéria est passé de 10,4 % au dernier trimestre 2015 à plus de 33 % en 2020. Aujourd’hui, six jeunes Nigérians sur dix sont soit au chômage, soit sous-employés. En 2018, le Nigeria a été déclaré capitale mondiale de la pauvreté avec 87 millions de personnes vivant dans l’extrême pauvreté. Le ratio pauvreté/population du pays est toujours de 33 %, un chiffre abyssal.

Juste après sa réélection en 2019, le président a mis en place de nouvelles interdictions d’accès aux devises étrangères, cette fois pour les importations alimentaires. La banque centrale s’est exécutée, bien qu’elle ait été contrainte à plusieurs reprises d’accorder des dérogations à des articles comme le maïs et le lait, en raison des larges déficits créés par l’interdiction et du caractère non durable de la politique.
« On pourra discuter longtemps du mécanisme ou de la méthode de cette politique monétaire… Mais ce qui compte, c’est le résultat. Les entreprises se portent-elles mieux ? Selon des données accessibles à tous, la réponse est non. Tout simplement », affirme Omosola Arawomo, maître de conférences en économie à l’université Obafemi Awolowo.

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Politique monétaire et récession

L’interdiction des importations n’est un exemple de la manière dont le président a ouvertement demandé à la banque centrale d’adopter ou d’abandonner une politique monétaire, jusqu’à ce que la CBN défende sa décision.

La politique monétaire en est un autre : Muhammadu Buhari s’est toujours opposé à la dévaluation du naïra. La CBN s’est rangée à son avis, même lors de la crise de 2016. La première récession du Nigeria en 25 ans suivra peu de temps après. « Il est vrai que le dirigeant de la CBN n’a peut-être pas […] une autonomie de position absolue parce qu’il est nommé par des politiciens, mais l’autonomie opérationnelle est la limite à ne pas dépasser », selon Omosola Arawomo. « Même si le président l’a placé à ce poste, le gouverneur doit comprendre que la loi sur la CBN impose une limite à son influence. Cette limite a été franchie à plusieurs reprises et l’indépendance de la banque centrale a été compromise. »

Les détracteurs de Buhari l’accusent d’avoir fait de la CBN un autre ministère sous son autorité, voire une « tirelire » pour financer les programmes gouvernementaux. En juin 2015, un mois après la prise de fonction du nouveau président, le montant total des emprunts du gouvernement auprès de la CBN s’élevait à 270 billions de naïras. Selon un média local, Punch, le total des emprunts du gouvernement fédéral a grimpé à 19 trillions de naïras en avril 2022. Ce chiffre est distinct des chiffres de la dette croissante du gouvernement publiés par le Debt Management Office.

Irresponsabilité fiscale

Tunde Ajileye estime que la banque centrale a abandonné tous les mécanismes de sauvegarde mis en place pour garantir son indépendance et sa protection contre l’irresponsabilité fiscale du gouvernement, au détriment des entreprises et de l’économie nationale. Financement du déficit public au-delà de ce qui est autorisé par la loi sur la responsabilité fiscale ; mauvaise gestion des fonctions statutaires, comme la stabilité du taux de change et la gestion de l’inflation ; mise en place de politiques désespérées, comme les opérations d’open market (OMO), qui coûtent au pays des ressources importantes sans solution à long terme.

Omosola Arawomo de conclure : « Il y a trois ou quatre indicateurs communs d’une économie florissante : le chômage, la pauvreté, l’inflation et le taux de change. La vérité est qu’aucun d’entre eux ne s’est amélioré. »

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