Braconnage en Afrique : éléphants sans défense
Symbole de l’Afrique, l’éléphant risque de disparaître d’ici à vingt ans. L’ivoire se raréfie et sa valeur marchande augmente. Une aubaine pour les braconniers et les organisations criminelles…
Février 2012, quelque part près de la ville centrafricaine de Birao. Une colonne de cavaliers pénètre au pas en territoire soudanais. En uniformes dépareillés, fusils-mitrailleurs en bandoulière, cette centaine d’hommes rentre au pays après six semaines d’expédition et plus de 2 000 km parcourus entre le Darfour et le nord du Cameroun. Dans leur sillage pourrissent des carcasses d’éléphants, défenses coupées à la hache, comme les trois cents et quelques pachydermes retrouvés les semaines précédentes dans le parc national camerounais de Bouba Ndjida. À voir dromadaires et mulets ployer sous la charge, la chasse a été bonne pour les miliciens Djanjawid qui, comme à chaque fin de saison sèche, vont empocher un bon paquet de dollars une fois que l’ivoire revendu aura pris la direction de Khartoum.
Avril 2012, dans le nord-est de la RDC, les gardiens du parc national de la Garamba s’affairent, perplexes, autour de l’un des vingt-deux cadavres d’éléphants édentés et exécutés d’une balle de gros calibre dans la tête. Aucune trace dans l’herbe haute, pas de viande prélevée… Puis l’un des gardes se souvient avoir aperçu un hélicoptère de l’armée ougandaise survoler la zone quelques jours plus tôt, à la recherche du rebelle Joseph Kony – du moins officiellement. Deux mois plus tard, trente-six défenses sont saisies à l’aéroport d’Entebbe (Ouganda), en partance pour l’Asie via le port de Mombasa (Kenya), où elles devaient être chargées dans un conteneur de piments pour échapper aux douaniers. L’armée ougandaise expédierait chaque année sous le manteau pour près de 1 million de dollars (763 000 euros) d’ivoire.
Répartition de l’espèce et trafic de l’ivoire au niveau continental. © Jeune Afrique
Plus de 500 éléphants massacrés en deux ans
Septembre 2012, des agents du Kenya Wildlife Service (KWS) encerclent une douzaine de Shebab, près du village de Garsen, à 200 km au sud de la frontière somalienne. Depuis que les cheikhs leur ont ordonné de trouver de l’ivoire pour remplir les caisses, les islamistes s’enfoncent de plus en plus loin au sud, jusqu’au Mozambique parfois. Les rangers kényans osent quelques tirs de sommation avant de se faire accueillir à coup de grenades. Ils laissent quatre des leurs sur le terrain pendant que les Shebab repartent avec leur butin vers Kismayo (Somalie) et son port de contrebandiers. Après avoir vu ses effectifs se stabiliser pendant plus de vingt ans, le troupeau kényan subit une nouvelle saignée. Selon le KWS, 384 éléphants ont été abattus illégalement en 2012, en plus des 289 massacrés un an plus tôt. Comme le coltan et le diamant, l’ivoire fait couler le sang en Afrique. Certes, forces armées régulières et mouvements rebelles ont déjà été accusés de braconner l’or blanc – l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (Unita) et la Résistance nationale mozambicaine (Renamo) ont su, dans les années 1980, profiter de la complicité d’officiers sud-africains pour alimenter la demande, essentiellement japonaise à l’époque. Mais « ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’échelle quasi industrielle à laquelle les massacres sont perpétrés, et la débauche de moyens militaires et logistiques utilisés à travers le continent », s’alarme Bas Huijbregts, responsable du World Wildlife Fund (WWF) pour l’Afrique centrale. Depuis 2007 et l’explosion de la consommation asiatique, dopée par l’émergence d’une classe moyenne chinoise avide de signes extérieurs de richesse, les volumes de contrebande atteignent des proportions inégalées, même dans les années 1980. À l’époque, la situation était pourtant si désespérée que la communauté internationale avait été contrainte d’imposer un moratoire interdisant toute forme de commercialisation de l’ivoire africain, en 1989. Avec plus de 24 tonnes d’ivoire illégal saisies aux quatre coins du monde, 2011 a battu un triste record. « Sachant que les douanes estiment mettre la main sur 10 % à peine de l’ivoire trafiqué, près de 250 tonnes sont sans doute illégalement vendues chaque année », calcule Céline Sissler-Bienvenu, directrice France et Afrique francophone du Fonds international pour la protection des animaux (IFAW). Comme les autres ONG, ce fonds évalue à entre 25 000 et 35 000 le nombre de pachydermes abattus annuellement. « Toutes les quinze minutes, un éléphant est tué en Afrique », poursuit la responsable de l’IFAW.
Et ce rythme n’est pas près de ralentir, car à mesure que diminue la population – estimée à un demi-million d’individus sur le continent -, les prix flambent. Négocié autour de 2 000 dollars à Pékin, le kilo d’ivoire s’échange à plus de 250 dollars en Afrique, contre à peine une trentaine dix ans plus tôt. « De quoi faire naître les vocations », confirme Bas Huijbregts. Aussi bien chez les paysans installés près des parcs nationaux et qui, fatigués de voir leurs champs piétinés, guident les braconniers en échange d’un peu de viande ou de quelques billets, que chez les fonctionnaires désireux d’arrondir leurs fins de mois. Sans oublier les mafias asiatiques, bien décidées à profiter d’un trafic orienté à 90 % vers la Chine ou la Thaïlande, et qui représenterait chaque année entre 500 et 900 millions de dollars. « L’augmentation impressionnante du nombre de saisies massives [supérieures à 800 kg] témoigne de l’implication des grands réseaux criminels, seuls capables d’organiser et de financer de telles expéditions », affirme Tom Milliken, directeur du Système d’information sur le commerce des éléphants (Etis).
Exploitant au mieux l’instabilité politique de certains États, la porosité des frontières et la faiblesse, voire l’inexistence, des peines encourues, les syndicats du crime peuvent aussi s’appuyer sur la diaspora chinoise pour jouer les intermédiaires ou les passeurs. Avec leur importante communauté asiatique, des pays comme le Nigeria, l’Angola ou le Soudan occupent une place centrale dans le transit de l’ivoire illégal, alors que leurs éléphants ont disparu depuis longtemps. « Les organisations mafieuses en profitent pour complexifier les voies de sortie », observe Bas Huijbregts. Elles utilisent des bateaux de pêche immatriculés en République populaire de Chine dans le golfe de Guinée, ou multiplient les points de passage.
>> Lire aussi : Kenya : le gouvernement hausse le ton contre les braconniers d’éléphants
Le Kenya Wildlife Service expose des défenses et des armes prises
aux braconniers (Nairobi, juin 2012). © Tony Karumba/AFP
Des réseaux criminels organisés se développent
En décembre 2012, la police malaisienne a mis la main sur 1 500 défenses en provenance d’Afrique centrale. Expédiées de Lomé (Togo), elles auraient ensuite transité par l’Espagne avant de rejoindre Kuala Lumpur, d’où elles devaient repartir vers le Cambodge pour rallier le sud de la Chine – via le Laos.
L’identification – grâce au soutien d’Interpol ou de l’Organisation mondiale des douanes – des circuits d’évasion et des principales filières impliquées en Afrique comme en Asie n’a pour l’instant pas permis d’enrayer une activité aussi bien huilée à présent que les trafics de drogue ou d’êtres humains. Face à des réseaux très bien organisés, la résistance a longtemps avancé en ordre trop dispersé pour être efficace. « La majorité des arrestations fait suite à des dénonciations entre gangs rivaux opérant sur les mêmes terrains de chasse », constate Ofir Drori depuis le Cameroun. L’Israélien sait de quoi il parle : Laga (The Last Great Ape), son organisation, se targue d’avoir fait incarcérer plus de 900 personnes en dix ans. Des ressortissants chinois, mais surtout des fonctionnaires africains, dont certains haut placés comme ce préfet gabonais arrêté en mars. « Huit affaires sur dix sont liées à des actes de corruption », précise l’ancien officier de Tsahal, qui infiltre les réseaux pour prendre les braconniers en flagrant délit. Adepte de la méthode forte, il est longtemps resté seul (ou presque) en première ligne. Mais certains pays, tels le Gabon ou le Kenya, ont rejoint la lutte, conscients de l’urgence de la situation – les autres se contentent encore d’opérations coups-de-poing.
Le combat semble pourtant avoir changé de dimension depuis quelques mois. « Nous passons d’une logique environnementale à une problématique sécuritaire », explique Bas Huijbregts. Inquiets de voir se tisser des liens entre les organisations criminelles et les groupes armés, dont certains classés comme terroristes, les pays occidentaux, dans le sillage des États-Unis, tirent la sonnette d’alarme. « Faire face à des braconniers qui abattent quelques animaux pour leur ivoire est une chose, être confronté à des organisations surarmées susceptibles de menacer des vies humaines et de déstabiliser des États en est une autre », a déclaré Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, en novembre 2012. Contre la promesse de mobiliser les services de renseignements américains, elle a demandé aux gouvernements africains de travailler en concertation et, surtout, d’élaborer un véritable plan anticorruption, « la priorité », selon les organisations militantes. Autre axe de combat : assécher la demande en poussant les gouvernements chinois et thaïlandais à bannir tout commerce de l’ivoire, même s’il provient d’Asie. « L’hécatombe cessera quand l’ivoire aura perdu toute valeur commerciale », insiste Céline Sissler-Bienvenu. Dans le cas contraire, l’Afrique risque de devenir, d’ici à vingt ans, le cimetière de ses éléphants.
>> Lire aussi : Kenya: une responsable d’ONG protégeant les éléphants arrêtée en possession d’ivoire
Quand les prostituées chassent le rhino
C’est une faille dans la législation sud-africaine, et tous les moyens sont bons pour s’y glisser. Chasser le rhinocéros blanc est autorisé, en certains lieux, à condition de n’en tuer qu’un par an et de conserver la corne comme trophée. Une organisation criminelle basée au Laos a donc envoyé des prostituées thaïlandaises, déjà installées en Afrique du Sud et munies de passeports valides, à la chasse. Bien entendu, elles n’auraient pas appuyé sur la détente, mais auraient pu, si la ruse n’avait été éventée, ramener en Asie des cornes qui s’écoulent à plus de 50 000 dollars (38 000 euros) le kilo – contre 30 000 euros pour l’or -, en raison de leurs supposées vertus thérapeutiques ou aphrodisiaques. Le braconnage des rhinocéros, qui ne cesse d’augmenter, a fait plus de 600 victimes en 2012 rien qu’en Afrique du Sud, où vivent la majorité des 28 000 survivants. Toutes les méthodes sont bonnes, y compris utiliser des drones ou s’en prendre aux animaux empaillés des musées. Pour mettre fin au trafic, certains préconisent la légalisation du commerce et le recours à l’élevage massif : les cornes peuvent être coupées, car elles repoussent comme les ongles humains – étant de la même matière. Contre-argument : braconner sera toujours moins onéreux qu’élever un animal. Cette mesure permettrait néanmoins de préserver l’espèce et rendrait son commerce beaucoup moins risqué : le responsable du gang laotien, arrêté, a été condamné à quarante ans de prison.
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