Cameroun-France : « La reconnaissance d’un fait historique n’a point besoin de commission »
Annoncée lors de la visite du président Emmanuel Macron au Cameroun, la création d’une commission chargée de faire la lumière sur les atrocités de la guerre d’indépendance continue de faire débat.
Je pense au Chant des partisans, sa mélodie gutturale et ses appels lancinants. On croirait entendre Ruben Um Nyobè – ou les plus fougueux Ernest Ouandié et Castor Osende Afana. Je pense jusqu’à l’obsession à Frantz Fanon qui affirme que « chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». J’entends la prophétie de Césaire, non pas celle sur l’Afrique, cœur de réserve de l’humanité – elle aurait toute sa place ici –, mais celle où « la vieille négritude progressivement se cadavérise ». Et revenant au Chant des partisans, je le modèle à ma mesure, me tourne vers l’humanité, l’Afrique, la France, pour demander : entends-tu la vieille négritude se cadavériser ? Entends-tu cette jeunesse parée pour sa fanonienne mission ?
Tous responsables
Depuis les indépendances des colonies françaises, chaque génération présidentielle, de Charles de Gaulle à Emmanuel Macron, n’a qu’une obsession : dans une relative opacité, accomplir sa mission, pérenniser la Françafrique. Chacun sa méthode, suivant l’opacité qu’il affronte : les nationalismes, l’éveil à la démocratie, les temps Kadhafi-Gbagbo… L’opacité à laquelle doit faire face Macron, c’est cette jeunesse teigneuse, debout contre la Françafrique et le CFA, courtisée par la Russie et la Chine. Elle a trouvé sa mission et est déterminée à l’accomplir. Pour affronter cette jeunesse, on a fait appel à Achille Mbembe. L’historien a levé cahin-caha une légion de jeunes pour la veillée d’armes de Montpellier. L’histoire dira si la vielle recette de la division est la bonne méthode.
J’ai donné mon avis sur Montpellier. Je voudrais ici dire ce que je pense de la commission Macron sur la guerre camerounaise d’indépendance. Je ne rappellerai pas comme certains l’ont fait – et à raison – que pour noyer un sujet, on crée une commission. Je tairai les agaçantes références du président français à son propre âge pour se désolidariser de ce pan de l’histoire de France survenu avant sa naissance. Je me ferai violence pour oublier que sa proposition inclut la nécessité de faire la part des responsabilités entre les nationalistes et les impérialistes. Je ne m’appesantirai pas sur mon regret qu’outre ses limites cette solution soit juste une réponse impromptue à une question de journaliste. Mais je regretterai amèrement que le président n’ait pas profité de son voyage au pays de Um Nyobè pour s’incliner devant la mémoire des milliers de martyrs camerounais du colonialisme.
Si le président avait lu Fanon, il connaîtrait l’humaine solidarité qui a fait dire au maître : « Je suis homme et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. La guerre du Péloponnèse est aussi mienne que la découverte de la boussole .»
Je n’ai pas été acteur de cette guerre. Mais j’ai une double responsabilité parce que né au Cameroun et aujourd’hui citoyen français. Cette double appartenance m’impose des devoirs, mais surtout l’obligation de loyauté envers les deux parties. Si cette situation peut être parfois inconfortable – la tentation de privilégier l’une ou l’autre –, elle me donne le privilège de pouvoir influer sur le destin de l’une et de l’autre. Je l’ai fait avec beaucoup de bonheur, d’honneurs et de succès pour la France. Ici, j’agis pour les deux.
La mémoire souillée des martyrs
J’ai été interpellé par mes amis, mais aussi par mes contempteurs, qui voulaient savoir qu’elle serait ma réaction si on m’invitait à cette commission. Je n’ai pas l’expérience du possible. Je ne sais donc pas quelle position je prendrais. Mais je n’en pense pas moins. Je ne comprends pas la nécessité de confier à une commission la mission de permettre de reconnaître un fait historique tragique, et qui ne prête pas à polémique.
La guerre qui a meurtri le Cameroun a fait l’objet d’un immense travail de spécialistes des deux bords. Pour Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsisa, auteurs de La guerre du Cameroun (éd. La Découverte), elle serait même à l’origine de l’horreur postcoloniale nommée Françafrique. Et pour finir de convaincre le président, l’argument le plus pertinent sera la caution intellectuelle apportée à cet ouvrage par Achille Mbembe, qui en est le préfacier.
La reconnaissance d’un fait historique n’a point besoin de commission. Mon plus convaincant inspirateur n’est autre que Monsieur Macron. On sait avec quelle passion il a condamné l’agression impérialiste de la Russie contre l’Ukraine. Sa conviction et son engagement sont tels qu’il n’hésite pas à traiter d’hypocrite qui ne pense pas comme lui. Lui reprochera-t-on de n’avoir pas attendu, pour se prononcer, le résultat des travaux d’une commission ?
Goût rance
La France est le berceau des Droits humains. J’en suis fier. La position de son chef est donc essentielle. Monsieur le président, soyons dignes de nos valeurs, sinon un jour cette France désormais arc-en-ciel aura honte de nous. De savoir que nous avons souillé la mémoire des martyrs par nos procrastinations. Cette commission n’aura de sens que si elle cherche les voies et moyens pour faire le deuil de ce crime. Alors, avec Fanon, nous serons tous comptables des grandeurs et des faiblesses de l’humanité.
Et toi, Afrique, tu seras plus respectable et respectée si en attendant, à tort ou à raison les mea culpa de tes victimaires, tu écris toi-même ton histoire – cette tâche n’incombe à nul autre, même pas à l’Unesco – et l’enseigne à tes enfants. Les reconnaissances mégotées ont un goût rance. Jusqu’à sa mort, le Nobel de la Paix de Klerk a crié qu’on lui avait arraché la reconnaissance de la criminalité de l’apartheid, que ce n’était pas son intime conviction.
Au mieux, la reconnaissance par la France des crimes coloniaux devrait être la cerise sur le gâteau de la conscientisation et de la désaliénation de l’Afrique. Sinon, on devrait pouvoir s’en passer. Alors, ma pauvre France sera bien à plaindre. Et je ne le puis souffrir.
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