La barbe et la plume
La barbe et la plume Si vous lisez l’arabe, je vous conseille un petit bijou de livre intitulé L’art est illicite. Son auteur, Ayman al-Hakim, y retrace la chronique de la « guerre » qui oppose depuis plus de un siècle les salafistes aux artistes. En 1926 déjà, l’acteur égyptien Youssef Wahbi s’est vu contraint par Al-Azhar, une institution aux rôles multiples (elle est mosquée, université et instance de fatwa), de décliner l’offre d’une société de cinéma européenne qui lui proposait le rôle du Prophète. Quelques années plus tard, ce fut au tour de l’Étoile de l’Orient, Oum Kalsoum, d’être la cible d’un certain cheikh Al-Joundi, qui jugea toutes ses chansons illicites au regard du droit musulman. Ce théologien obtus récidiva contre sa compatriote Chadia en dénonçant les paroles d’une de ses compositions : « La Lune a disparu, mon aimé, il faut que tu me raccompagnes. » « Mais où donc peut se trouver une femme à cette heure tardive de la nuit ? » allégua-t-il. En 1989, le grand Abdelwaheb, déjà suspecté de vouloir mettre en musique le Coran, est poursuivi pour l’un de ses tubes qui commence par cette phrase : « Nous venons dans ce bas monde sans savoir pourquoi ni vers où nous allons. » Athéisme, mon gars !
En 1996, c’est le chanteur libanais Marcel Khalife qui a maille à partir avec les tribunaux de son pays pour avoir chanté un poème du Palestinien Mahmoud Darwich se mettant dans la peau du prophète Joseph. La chanteuse tunisienne Dhikra Mohamed, morte assassinée au Caire en 2003, fut l’objet d’une fatwa émanant d’Arabie saoudite pour avoir répondu à un journaliste qui la questionnait sur les raisons de son exil en Égypte : « J’ai pris exemple sur le Prophète, qui s’était exilé lui aussi. » Atteinte au sacré, Madame ! La même accusation sera lancée par des députés jordaniens contre Najwa Karam, une rumeur prétendant que la vedette libanaise avait baptisé son chien du nom du prophète Mohammed.
D’autres artistes subiront hargne et appels au meurtre, tels que le cinéaste Youssef Chahine pour son film L’Émigré, interdit en Égypte à la suite de la plainte d’un avocat islamiste, ou le poète yéménite Ali al-Maqarri, que les islamistes exigent de faire fouetter pour avoir interpellé son aimée en ces termes : « J’ai besoin de toi / Pas seulement d’un baiser ou d’une étreinte / Mais de te déshabiller entièrement. » Pornographie, bien sûr !
Et cette liste des procès abracadabrants intentés par les religieux aux artistes n’est pas exhaustive. On peut toutefois en tirer deux conclusions : 1 – Si ce genre de fatwas se multiplie – et tout le laisse présager -, les trois quarts du patrimoine artistique arabo-musulman seront en péril. 2 – Si les salafistes persistent dans leur haine de l’art, ils finiront par faire croire que l’islam est une religion de la mort, là où les anciens musulmans ont su en faire un hymne à la vie. Qu’ils relisent donc ce prêche du XIXe siècle, édicté par un cheikh d’Al-Azhar, lorsque cette institution n’était pas la machine à censure qu’elle est devenue : « Celui qui n’est pas ému par les beaux vers, joliment chantés sur les plages, à l’ombre des feuillages, n’est qu’un âne patenté ! » L’art est illicite, d’Ayman al-Hakim, Dar Kitabat, 2012, 194 pages
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