Côte d’Ivoire : L’Étoile , un bar de la résistance

Durant deux mois, J.A. sillonne le continent à la découverte de lieux culturels qui ont marqué l’histoire de leur pays. Première escale : un bar-dancing ivoirien où se réunissaient clandestinement les militants anticoloniaux… dont un certain Houphouët-Boigny.

Les G7 en 1976, un groupe emblématique de l’âge d’or de L’Étoile du Sud. © DR

Les G7 en 1976, un groupe emblématique de l’âge d’or de L’Étoile du Sud. © DR

Publié le 19 juillet 2013 Lecture : 6 minutes.

«L’Étoile du Sud est une légende ! Mais comme toutes les légendes, elle ne sera bientôt plus qu’un souvenir… », soupire Paulin Ezoua, un informaticien de Treichville. Aucun coin ni recoin du quartier France-Amérique au quartier Appolo, de la commune du sud d’Abidjan, la capitale économique de Côte d’Ivoire, n’a de secret pour lui. Sa famille s’y est installée à la fin des années 1950, et alors qu’il n’était pas plus haut que trois mangues, il y a fait les quatre cents coups. Comme tous les « autochtones de Treich’ », il connaît L’Étoile, le célèbre bar-dancing qui, durant son enfance, n’était fréquenté que par « les Africains les plus riches et les plus élégants ». « Mon père, agent des postes et télécommunications, en parlait avec beaucoup d’émotion, raconte-t-il. Pour lui, la vraie Côte d’Ivoire est née là. »

Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de ce lieu mythique, situé dans une contre-allée longeant le boulevard Valéry-Giscard-d’Estaing. Une enseigne, frappée d’une étoile, coincée entre des échoppes et des habitations. Mais là, dans cet établissement fondé en 1930 par l’agriculteur Georges Kassi, s’est écrite l’une des pages les plus marquantes de l’histoire de la Côte d’Ivoire : la naissance, en 1944, du Syndicat agricole africain (SAA), qui deviendra, deux ans plus tard, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). « L’Étoile du Sud, c’est à la fois un pan de notre histoire familiale, mais aussi de l’histoire culturelle et politique de ce pays », résume Christophe Kassi, petit-fils du fondateur. « Mon grand-père voulait partager sa passion, la musique highlife. Et quand on voit le nombre d’hommes célèbres qui ont fréquenté son établissement, on peut dire qu’il n’était pas le seul », ajoute-t-il. En effet, parmi les clients, quelques noms qui ont marqué l’Histoire : le père de l’indépendance ivoirienne, Félix Houphouët-Boigny, et ses compagnons de lutte, Gabriel Dadié, Joseph Anoma, Kélétigui Kouisson, Fily Sissoko… Qu’ils aient été médecin, instituteur, planteur ou administrateur civil, ils ont décidé de prendre en main la destinée de leur pays… en sirotant un verre à L’Étoile du Sud.

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Rêve

« Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : avec Le Lion d’or du Togolais Louis de Gonzague Pokou, L’Étoile du Sud était l’un des seuls endroits où pouvaient se retrouver les "évolués", les élites africaines, explique l’historien Frédéric Grah Mel. À cette période, la séparation entre colons et colonisés est claire, les lignes presque infranchissables. » Les premiers vivaient au Plateau, protégés au nord par le camp militaire Gallieni, au sud par le pont mobile. Ils fréquentaient Le Bardon, une institution huppée où les indigènes ne pouvaient que servir. Les Africains, eux, vivaient dans les faubourgs d’Adjamé, de Cocody ou de ce qui deviendra Treichville en 1934. La colonisation est dure à vivre. Il n’empêche, dans les quartiers indigènes, les soirs, on boit, on danse, on débat. Et l’on rêve.

Originaire de l’est de la Côte d’Ivoire, Georges Kassi a ouvert le dancing plus par amour de la musique que pour faire du profit. Son train de vie élevé, il le doit surtout à ses plantations de café et de cacao dans le centre du pays. Son exploitation jouxte celle d’un médecin et chef traditionnel baoulé dont les activités syndicales ne plaisent pas beaucoup à l’administration coloniale, un certain Félix Houphouët.

Des éléments subversifs se rencontraient-ils clandestinement à L’Étoile du Sud ? « Non, soutient Frédéric Grah Mel. C’était surtout un lieu où les gens prenaient plaisir à se retrouver, tout simplement. » Il n’empêche, le 10 juillet 1944, huit planteurs décident de s’organiser pour mieux défendre leurs intérêts : ils créent le SAA dans une salle libre mise à leur disposition par le propriétaire des lieux, qui deviendra le trésorier dudit syndicat tandis qu’Houphouët en sera le président. Le SAA, qui se veut anticolonialiste et antiraciste, réclame de meilleures conditions de travail et de rémunération, la hausse du prix d’achat des productions, et milite pour l’abolition du travail forcé. En quelques mois de campagne, le syndicat rassemble près de 20 000 planteurs africains, et la petite association indigène inquiète les exploitants agricoles français, qui tenteront – sans succès – de la faire interdire. Deux ans plus tard, c’est encore à L’Étoile du Sud que, le 9 avril 1946, une trentaine d’intellectuels ivoiriens créent le premier parti politique du pays, le PDCI, avec pour président le médecin-syndicaliste qui s’appelle désormais Houphouët-Boigny (« le bélier » en baoulé).

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Toutefois, derrière l’histoire glorieuse s’en cache une autre, beaucoup moins reluisante. En 1934, c’est aussi au sein de L’Étoile que se retrouvent les membres de l’Association de défense des intérêts des autochtones de Côte d’Ivoire (Adiaci). Créée par Georges Kassi, l’organisation regroupe de nombreux planteurs originaires de l’est de la Côte d’Ivoire, qui voient d’un très mauvais oeil la présence dans le pays de producteurs étrangers. « C’est sous l’égide de l’Adiaci que les autochtones se sont dressés contre les étrangers, notamment les Dahoméens et les Togolais, en juin 1938 », relate Frédéric Grah Mel. Une page sombre de l’histoire du dancing qui préfigure celle reposant sur le concept d’ivoirité défendu par les dirigeants du PDCI au début des années 1990 et qui a conduit à la crise des années 2000.

Cela n’a pas empêché le club d’accueillir des artistes de tous horizons : Ghanéens, Nigérians, même Dahoméens et Togolais. Certains soirs, le temps d’une prestation. D’autres soirs, plus longuement, au point qu’ils posent leurs valises dans les logements construits par Kassi à l’arrière du dancing. Grâce à L’Étoile du Sud, de nombreux artistes ivoiriens se sont aussi fait un nom : le guitariste Eba Aka Jérôme, dont le tube Trahison passe encore sur la radio nationale, le crooner Bailly Spinto, l’énergique Reine Pélagie ou « l’enfant de la maison », Frédéric Ehui, dit Meiway. « De l’indépendance aux années 1970-1972, c’est l’âge d’or de L’Étoile du Sud », raconte Christophe Kassi, en passant en revue les photos de dandys se déhanchant sur la piste ou des coquettes avec leurs coiffures recherchées.

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Bataille

Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Georges Kassi meurt en 1970. Cinq ans plus tard, une partie du club est ravagée par les flammes. La construction du boulevard Valéry-Giscard-d’Estaing l’amputera d’une partie de son domaine. Réduit à la portion congrue, le bar perd sa clientèle au profit de nouveaux lieux à la mode. André Kassi, qui a repris L’Étoile du Sud à la mort de son père, finit par s’en lasser. Puis ce fut au tour de gérants qui ont eux aussi fini par jeter l’éponge. « Entre les travaux de réhabilitation et les factures, L’Étoile du Sud est un vrai gouffre financier, justifie Christophe Kassi, qui en a repris la gestion de 2009 à 2012. Et avec la crise politico-militaire, les gens préféraient sortir près de chez eux. »

Sans compter qu’aujourd’hui la vénérable institution est au coeur d’une bataille de succession. Georges Kassi a eu huit enfants et ses petits-enfants se comptent par dizaines. Certains pensent qu’il faut vendre L’Étoile du Sud, d’autres qu’il faut raser le club pour le reconstruire. Malgré tout, Christophe Kassi tente d’entretenir la mémoire du lieu. Des cantines abandonnées dans les magasins, il a exhumé une quantité impressionnante de photos d’archives. Après avoir organisé des soirées de souvenir, il s’est lancé dans la production d’un documentaire avec le réalisateur Owell Brown (primé au Fespaco en 2011). Le tout, sur fonds propres. « C’est dommage qu’en Côte d’Ivoire personne ne se préoccupe du passé, se désole-t-il. Je ne sais pas combien de temps cela va me prendre, mais je me dis qu’on n’a pas le droit de laisser mourir un lieu qui a autant compté dans l’histoire du pays. » On ne saurait lui donner tort.

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