Ertugrul Günay : « Pourquoi je me suis éloigné d’Erdogan »
Ministre de la Culture jusqu’au mois de janvier, le député Ertugrul Günay (AKP) analyse le séisme qui ébranle le régime islamo-conservateur. Et ne ménage pas ses critiques au chef du gouvernement, Recep Tayyip Erdogan.
Il a été le flamboyant ministre de la Culture et du Tourisme de Recep Tayyip Erdogan entre août 2007 et janvier 2013. Mais, aussi, son premier critique – une exception au sein d’un Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) où la dévotion au chef est inscrite dans les gènes. Ertugrul Günay, 65 ans, a fini par payer sa liberté de penser. Et par faire les frais du dernier remaniement ministériel.
Longtemps, Erdogan a hésité à se séparer de cette belle prise : homme politique d’envergure, Günay avait, en 2007, quitté le CHP (centre gauche) pour rallier l’AKP, qu’il jugeait le mieux à même de réformer et de démocratiser le pays. Aujourd’hui, alors que le gouvernement est confronté à un vaste mouvement de contestation, le député d’Izmir continue de marquer sa différence, sur Twitter et dans les médias turcs. Il est très rare qu’un responsable de l’AKP, fût-il membre de son aile libérale, s’exprime dans la presse étrangère, a fortiori francophone. Là encore, Günay fait exception à la règle en accordant un entretien à J.A.
>> À lire : Turquie : Erdogan, le père Fouettard
Jeune afrique : Des manifestations antigouvernementales agitent la Turquie depuis le 31 mai. En êtes-vous surpris ?
Ertugrul Günay : Tout est parti d’un mouvement citoyen visant à protéger le parc Gezi, l’un des rares espaces verts qui subsistent au centre d’Istanbul. La manière totalement déplacée avec laquelle le gouvernement s’est comporté envers ce mouvement pacifique a mis le feu aux poudres, dans tout le pays. On savait que la rhétorique du gouvernement suscitait depuis quelque temps une opposition et un malaise dans l’opinion. Mais la tournure des événements nous a tous surpris.
Comment la crise a-t-elle été gérée ?
Si le gouvernement avait fait preuve de compréhension et d’indulgence envers des manifestants qui se bornaient à exprimer une sensibilité environnementale et urbanistique, il aurait pu régler cette affaire de manière bien plus avantageuse pour lui. La brutalité inacceptable de la police et les tentatives ultérieures pour justifier cette brutalité ont provoqué, puis aggravé, la crise.
En avez-vous parlé avec Erdogan ?
Le Premier ministre sait parfaitement que je m’oppose à ce que nous perdions notre dernier espace vert au coeur d’Istanbul. Lorsque j’étais ministre de la Culture, son projet de remodelage de la place Taksim, qui incluait la création d’un centre commercial, avait été refusé par nos services.
Vous avez maintes fois déploré qu’« Istanbul perde son cachet historique sous la pression d’intérêts particuliers »…
Istanbul est l’une des plus belles villes du monde. Toute construction nouvelle est, certes, source de profit, mais son panorama unique doit être préservé. Certains de ses quartiers figurent sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, et cette organisation nous a adressé des avertissements. J’ai alerté l’opinion et l’État sur le caractère néfaste de plusieurs projets, comme les gratte-ciel de Zeytinburnu ou le pont en construction de Haliç, qui assombrit la zone de la Corne d’Or, au profit de nombreux centres commerciaux inutiles.
La stratégie agressive d’Erdogan, qui traite ses opposants de « terroristes » et s’en prend aux médias étrangers, resserre-t-elle les rangs de ses partisans ?
Elle contribue en effet à souder sa base la plus radicale, mais, hélas, expose aussi la Turquie à de dangereuses tensions.
Comment les électeurs, les députés et les cadres de l’AKP réagissent-ils ?
Le Premier ministre a exercé une pression constante sur le parti pour l’amener à adopter une ligne unique. Il y est parvenu, dans une certaine mesure, en empêchant les différents points de vue de s’exprimer. Pourtant, comme la majorité de la population, beaucoup à l’intérieur du parti ne sont guère contents de cette situation.
Un sondage de l’institut MetroPoll, pourtant proche du pouvoir, montre que l’AKP et Erdogan perdent du terrain dans l’opinion.Les municipales et la présidentielle de 2014 seront-elles difficiles pour eux ?
Il est trop tôt pour le dire. Je pense que la paix civile avec les Kurdes [le processus, engagé en avril, bat de l’aile] sera plus décisive que le « mouvement de Gezi ».
La répression des manifestations a été dénoncée par le secrétaire général de l’ONU, l’administration Obama et l’Union européenne. La Turquie est-elle isolée ?
Un isolement diplomatique ou une interruption du processus d’adhésion à l’UE seraient très dommageables à notre démocratie. Il faut tout faire pour l’éviter.
Vous avez plusieurs fois critiqué des décisions du gouvernement, y compris quand vous en étiez membre. Comment Erdogan, réputé colérique, a-t-il réagi ?
Chacun sait que nos divergences de vue ne se sont pas conclues de manière très positive…
Vous lui avez aussi reproché de nommer ses amis à des postes clés. Iriez-vous jusqu’à parler de népotisme ?
Ce serait injuste et irrespectueux.
En 2007, vous aviez justifié votre départ du CHP en le qualifiant de « vieux parti traditionnel effrayé par la liberté » et décrit l’AKP comme une formation « innovante, démocratique, libérale et propice au développement économique »…
De 2002 à 2011, l’AKP a suivi cette voie et a bénéficié d’un large soutien populaire. Aujourd’hui, il ne peut être supplanté par un mouvement qui serait plus conservateur et nationaliste que lui. Il peut l’être, en revanche, par un nouveau mouvement plus progressiste, ouvert sur le monde et en paix avec ses citoyens. Ce type de mouvement émerge lorsqu’il y a une aspiration populaire en ce sens.
Erdogan rêve d’instaurer un système présidentiel taillé à sa mesure. Compte tenu de l’opposition qu’il rencontre, est-ce encore possible ?
Je dirais plutôt non. Un consensus se dégage pour dire que, la situation étant ce qu’elle est, l’établissement d’une véritable démocratie parlementaire s’impose. La Turquie a une tradition centralisatrice. Nous n’avons pas suffisamment compris et intégré le principe de séparation des pouvoirs. Un modèle présidentiel qui ne soit pas autoritaire peut difficilement émerger dans un tel contexte. C’est une question de culture politique.
Erdogan et son « frère » Abdullah Gül, l’actuel chef de l’État, sont-ils rivaux pour la présidentielle ?
Pas de commentaire.
Lorsque vous étiez son ministre, aviez-vous le sentiment d’être écouté et soutenu par Recep Tayyip Erdogan ?
Oui, nous avons travaillé ensemble de manière constructive sur de nombreux sujets importants.
Pourriez-vous décrire la manière dont il travaille et dirige son gouvernement ?
Ce qui compte le plus en politique, c’est l’image que vous donnez à vos concitoyens.
L’art et la manière de traquer les Œuvres volées
Cinq années et demie d’un « travail acharné » au ministère de la Culture et du Tourisme lui ont « donné beaucoup de joie ». Son bilan ? La création de dix musées ultramodernes, de nombreuses opérations de réhabilitation du patrimoine ottoman dans les Balkans et l’élection de son ministère, fin 2012, comme « meilleure organisation du tourisme d’Europe ». Son plus grand regret ? « J’ai rêvé d’un Grand Musée des civilisations, à Ankara, mais n’ai pas eu le temps de concrétiser ce projet. » Ertugrul Günay s’est distingué par sa pugnacité à défendre les droits de son pays. Il a exercé une étroite surveillance sur les chantiers de fouille, dont les deux tiers sont désormais conduits par des instances nationales, et a construit une stratégie très efficace pour réclamer aux grands musées européens le retour d’objets d’art ottomans, seldjoukides ou antiques qu’ils avaient acquis dans des conditions douteuses. Il a ainsi fait établir des inventaires précis pour appuyer ses demandes d’explications et signé des accords avec les voisins (Bulgarie, Grèce, etc.) pour faciliter les démarches conjointes. Enfin, « à chaque fois qu’un musée possédant une oeuvre volée nous a demandé de lui prêter d’autres pièces pour monter une exposition, nous avons exigé en échange qu’il nous rende cette oeuvre », précise-t-il. Souvent mal à l’aise face au dogmatisme, à la pruderie et à l’affairisme des caciques de l’AKP, Günay a parfois fait entendre sa différence. Il s’est par exemple insurgé lorsqu’il a été question de censurer des passages du roman Des souris et des hommes, de John Steinbeck, et s’est publiquement étonné de l’arrestation de l’éditeur Ragip Zarakolu, célèbre pour son engagement démocratique, qu’il a connu sur les bancs de l’école.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Au Mali, le Premier ministre Choguel Maïga limogé après ses propos critiques contr...
- CAF : entre Patrice Motsepe et New World TV, un bras de fer à plusieurs millions d...
- Lutte antiterroriste en Côte d’Ivoire : avec qui Alassane Ouattara a-t-il passé de...
- Au Nigeria, la famille du tycoon Mohammed Indimi se déchire pour quelques centaine...
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?