William Gardner Smith, un Africain-Américain aux côtés des Algériens en France dans les années 1960
Dans « Le visage de pierre », l’écrivain William Gardner Smith rapproche la condition des Africains-Américains aux États-Unis et celui des Algériens en France. Un roman visionnaire, publié en 1963.
Les massacres du 17 octobre 1961 figurent parmi les pages sombres de l’histoire franco-algérienne. Le visage de pierre de William Gardner Smith évoque ce jour funeste où la police française a réprimé les manifestations organisées à Paris par le Front de libération national (FLN) pour protester contre le couvre-feu imposé aux Algériens après 20h30.
S’il n’a été traduit en français qu’en 2021, le roman de William Gardner Smith a d’abord été publié en 1963, sous le titre The Stone Face. Précurseur, le journaliste américain né à Philadelphie en 1927 a écrit en temps réel sur un sujet qui n’était pas seulement tabou mais aussi censuré.
« Ce truc de race »
Les massacres du 17 octobre 1961 n’apparaissent qu’en fin du roman. L’intrigue se noue autour de la condition algérienne à Paris pendant la guerre d’indépendance, vue par Simeon Brown. Son parcours ressemble à celui de William Gardner Smith, journaliste africain-américain venu s’installer à Paris.
Le protagoniste, jeune homme de moins de trente ans, décide de quitter les États-Unis pour avoir la paix. À un ami, il explique son vécu dans les rues de New York et de Philadelphie : « les jours ordinaires, il ne se passe rien de notable, les gens ne te remarquent même pas dans la rue. Pourtant, mille choses infimes arrivent – des microparticules, personne ne les voit, sauf nous. Et il y a toujours le danger qu’une chose plus grave se produise. La Bête dans la Jungle, tu es sans cesse à l’affût, tu attends qu’elle bondisse. C’est terrible, oui. Et nous avons envie de respirer, nous n’avons pas envie de penser à ce truc de race vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »
Racisme ordinaire et violence crue
Simeon Brown a connu le racisme ordinaire, celui qui passe par le regard et par les insultes. Et aussi par la violence la plus crue quand il s’est fait éborgner par un chef de gang polonais parce qu’il circulait dans un quartier blanc. Quand il s’est fait tabasser par des policiers dans un commissariat sous prétexte qu’il avait refusé de répondre aux agents qui l’appelaient Joe Louis, du nom de l’ancien champion du monde de boxe afro-américain. Quand il s’est trouvé contraint par un vieil homme blanc de reculer dans le bus vers la zone réservée aux Noirs, puis obligé de lui allumer sa cigarette en guise d’humiliation supplémentaire.
Pour fuir l’envie de meurtre qu’il sent monter en lui, Simeon choisit d’aller à Paris : « il y a en Europe une nouvelle Génération perdue, plein de Noirauds (sic) américains qui vivent à Paris ou à Copenhague, à Amsterdam, Rome, Munich, Barcelone, qui sont venus ici pour échapper à cette pression, si tu vois ce que je veux dire ? Et qui repartiront jamais. Certains jours, quand on se promène dans les rues, on croise tellement de Noirs américains qu’on se croirait de retour à Harlem. »
Paris refuge
Le choc culturel est brutal et donne lieu à des situations inattendues. Attablé à un café, Simeon aborde une femme blanche qui lui plaît. Elle ne répond pas à ses avances et par « un réflexe conditionné », il voit dans son attitude du racisme. Quelques instants plus tard, la femme est rejointe par un Africain avec lequel elle part bras dessus bras dessous.
Plusieurs semaines après, alors qu’il fait partie d’une petite bande cosmopolite, il se retrouve dans un club de jazz. Quatre Américains blancs de l’Utah veulent lourdement engager la conversation et la discussion dégénère en des propos racistes. Le patron de la boîte intervient et expulse les quatre importuns qui s’étonnent : « Comment ça ? Vous êtes cinglé ou quoi ? Vous allez expulser des Blancs et garder les négros (sic) ? » William Gardner Smith pose ainsi le cadre d’un Paris refuge pour les Noirs dans les années 1960 où, par exemple, l’impensable aux États-Unis est un non-événement : des couples mixtes. Il n’est pas dupe que ces transformations sont circonstancielles : « J’ai vu des blancs-becs devenir négrophiles – au moins pendant leur séjour ici. »
Tabassage en pleine rue
Sur les bords de ce tableau quasi idéal, il y a des points aveugles. Dès son arrivée à la gare Saint-Lazare, il remarque « ces hommes qui marchaient en groupe vers lui, aux cheveux crêpelés et à la peau pas tout à fait blanche, mais sûrement pas noire ? Ils avaient un regard triste, abattu, furieux, un regard que Simeon connaissait pour l’avoir vu dans les rues de Harlem. » Plus tard, il voit un policier matraquer un Arabe en pleine rue, un tabassage qui lui rappelle le sien.
Par petites touches, William Gardner Smith dresse un parallèle entre les Noirs américains aux États-Unis et les Algériens en France. Ainsi, Hossein, un des Algériens avec qui il se lie d’amitié, lui dit : « Ici, c’est nous les négros (sic) ! Tu sais comment les Français nous appellent ? Bicot, melon, raton, nor’af. Ça veut dire « négro » en français. » Quand, plus tard, il demande à Simeon ce qu’il pense du logement de la Goutte d’Or qu’il loue en 3*8 avec deux autres personnes, le journaliste africain-américain lui répond : « Il me rappelle les taudis de Harlem ou de Philadelphie. »
Privilège blanc
Simeon vit dans le Paris du Quartier Latin, celui des artistes et des intellectuels. Lors de sa première rencontre avec le groupe d’Algériens proches du FLN, Hossein lui lance : « Hé, ça fait quoi d’être un homme blanc ? » Lui qui a vécu sous la ségrégation s’étonne de ce renversement de situation. Il expérimente ce qu’on appellerait aujourd’hui le privilège blanc : « On ne pouvait pas marcher dans la rue dans une rue de la rive gauche sans croiser de couples mixtes, noir et blanc, mais les Noirs d’ici, africains, antillais ou américains, n’étaient pas des ouvriers ni en général des pauvres. C’étaient des étudiants, des artistes, des gens ayant un métier lucratif. Des gens “respectables” ». Ce qui contraste avec le sort réservé aux Algériens : « Simeon se souvient qu’il n’avait jamais vu un Algérien avec une Française. »
Notre manière de mener la guerre est nécessaire – il n’y en a pas d’autre possible.
Le jeune homme est tiraillé : doit-il s’engager auprès des Algériens dont il se sent solidaire de la condition d’opprimés ? Doit-il vivre dans l’insouciance, son histoire d’amour avec Maria, comme le lui demande la jeune actrice juive polonaise, qui a elle-même connu les camps de concentration nazis où ses parents sont morts ? Tous les personnages sont fracassés, pour des raisons diverses. Et ils ont leur part d’ombre. Ainsi, l’auteur rapproche l’antisémitisme dans la communauté noire aux États-Unis et celui de la communauté algérienne en France. Il met en garde contre la confusion qui peut naître entre la haine de tout un peuple et la violence inhérente à la lutte armée. Ahmed, un étudiant algérien, trace la frontière : « Notre manière de mener la guerre est nécessaire – il n’y en a pas d’autre possible. Mais il ne faut pas y prendre goût ».
Le visage de pierre s’inscrit dans une époque : celle des rafles, des camps de concentration, de la torture qui visaient les Algériens sous la guerre d’indépendance. On y retrouve aussi en filigrane d’autres drames africains, comme l’assassinat de Patrice Lumumba. En même temps qu’il parle d’Histoire, ce roman est contemporain. Il traite, dans des termes étonnamment modernes, de sujets comme la race, l’intégration, etc. C’est aussi une histoire de destins brisés dont les fêlures personnelles nourrissent les dilemmes, dont l’un traverse le livre : faut-il choisir entre l’amour et la cause politique ? Mort en 1974 à Thiais (France), William Gardner Smith a trouvé les armes pour combattre à distance les injustices avec sa plume trempée à l’encre noire de l’engagement littéraire.
Le visage de pierre, de William Gardner Smith, traduction de Brice Matthieussent, Christian Bourgois éditeur, 274 pages, 21 euros
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