Christopher Fomunyoh : « L’Afrique doit profiter de la lutte d’influence entre États-Unis, Chine et Russie »
L’ACTU VUE PAR… Chaque semaine, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter un sujet d’actualité. Au lendemain de la tournée du secrétaire d’État américain en Afrique, le Camerounais Christopher Fomunyoh, du think tank américain National Democratic Institute, livre son analyse sur les ambitions de Washington sur le continent.
Le secrétaire d’État américain Antony Blinken a effectué, du 7 au 11 août, une tournée africaine qui l’a mené en Afrique du Sud puis en RDC et au Rwanda. Très attendu, ce séjour a été l’occasion pour le chef de la diplomatie des États-Unis de préciser les ambitions de son pays en termes de politique africaine. Le diplomate a ainsi plaidé pour un « véritable partenariat entre les États-Unis et l’Afrique ».
Cependant, nombre d’observateurs ont surtout perçu son déplacement comme une manière de lutter contre l’influence de la Chine mais aussi celle, grandissante, de la Russie sur le continent. Quelles sont les ambitions réelles de l’administration du président Joe Biden ? Se résument-elles à occuper un espace essentiel dans une nouvelle guerre froide ? Comment l’Afrique peut-elle se positionner face à ces États-Unis post-Donald Trump ? Le Camerounais Christopher Fomunyoh, directeur régional pour l’Afrique du think tank américain National Democratic Institute, répond aux questions de Jeune Afrique.
Jeune Afrique : En Afrique du Sud, Antony Blinken a déclaré : « Ce que nous recherchons avant tout, c’est un véritable partenariat entre les États-Unis et l’Afrique ». Est-ce un énième effet d’annonce ou y a-t-il une ambition nouvelle de l’administration Biden ?
Je pense que l’ambition politique de l’administration Biden est réelle. Elle est motivée par deux facteurs essentiels : le poids des Africains-Américains dans l’équipe gouvernementale et le parti démocrate aux États-Unis, et la conjoncture internationale actuelle. Sur des sujets importants tels que le réchauffement climatique, les épidémies de grande envergure et la guerre en Ukraine – provoquée par l’invasion de ce pays par la Russie -, il y a une véritable concurrence entre puissances mondiales, qui explique que Washington souhaite avoir des relations poussées avec l’Afrique.
Joe Biden ne s’est pas encore rendu en Afrique depuis son élection. S’y intéresse-t-il réellement davantage que son prédécesseur ?
Le pauvre Joe Biden a eu la première moitié de son mandat écrasée par la pandémie de Covid-19, qui a empêché les déplacements et les activités de grande envergure à travers le monde. On peut comprendre qu’il n’ait pas encore effectué un déplacement en Afrique. Je ne serais pas surpris que la question soit évoquée lors du sommet États-Unis-Afrique de décembre. En dehors de Donald Trump, tous ses prédécesseurs depuis la fin de la guerre froide dont Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama ont visité l’Afrique pendant leurs mandats. Je suis persuadé que Joe Biden ne voudra pas se dérober à la tradition.
Que faut-il attendre de ce sommet États-Unis-Afrique de Washington ? Se résumera-t-il à une série d’annonces d’investissements et de partenariats internationaux ?
L’arrivée d’Antony Blinken en Afrique du Sud a coïncidé avec la publication officielle de la nouvelle politique africaine des États-Unis. Elle sera axée sur quatre piliers principaux et la promotion du secteur privé et des investissements n’est que l’un d’entre eux. J’espère que les trois autres chapitres – la protection des espaces de liberté et les valeurs démocratiques, la prévention et le règlement des conflits, et les défis globaux tels que le réchauffement climatique et les pandémies – auront droit de cité.
On se félicite de cette visite en Afrique du Sud, en RDC et au Rwanda, mais il faut être conscient que des défis majeurs existent au Sahel et dans la Corne de l’Afrique, pour ce qui est du terrorisme, au Cameroun, où un conflit armé perdure, ou encore au Mali, au Burkina, au Soudan ou au Tchad, avec les coups d’État à répétition. Toutes ces questions, auxquelles il faut rajouter l’insécurité alimentaire, méritent que les leaders africains et des partenaires comme les États-Unis s’entendent sur des stratégies communes.
En 2002, après le 11 septembre, l’administration Bush s’était engagée dans le dossier des Grands lacs et avait contribué aux accords de Sun City de 2003. L’administration Biden peut-elle aujourd’hui, pour obtenir une victoire diplomatique dans le contexte actuel, s’impliquer de nouveau dans le conflit qui oppose le Rwanda et la RDC ?
Ce serait une bonne chose, surtout pour les millions de Congolais qui meurent à l’est de la RDC depuis des années de conflit. À l’heure actuelle, les relations diplomatiques entre le Rwanda et la RDC sont très difficiles, mais les deux pays ont en commun un désir de garder de bonnes relations avec les États-Unis. Il est évident qu’une médiation fortement appuyée par Washington pourrait donner des résultats.
La plus grande question est de savoir si le secrétaire d’État Blinken, prudent comme il est, accepterait que son administration mette son poids et sa réputation au service d’une initiative à si haut risque. J’ose croire qu’il est conscient que c’est à l’aune d’actions concrètes telles que celle-ci que les Africains jugeront la volonté politique de l’administration Biden de poser des actes qui vont au-delà de la rhétorique.
L’ambition américaine ne se résume-t-elle pas aujourd’hui uniquement à contrer les influences russes et chinoises ?
À mon sens, cette concurrence a toujours fait partie des calculs des différentes administrations américaines. Trois décennies seulement après la fin de la guerre froide, on ne peut pas jurer que tous les vieux réflexes soient complètement éteints. Personne n’ignore les percées russe et chinoise sur le continent, encore moins le potentiel économique et minier de l’Afrique. Seulement, l’administration Biden est consciente du fait que les Africains s’attendent à un véritable partenariat basé sur des relations saines et durables et non pas uniquement sur un jeu géopolitique entre les grandes puissances.
L’Afrique est-elle redevenue aujourd’hui un enjeu dans une bataille entre deux blocs ?
Je dirais que ce qui fait la particularité de ces dernières années, c’est le fait que ces batailles ne se livrent plus seulement dans les coulisses, mais plutôt en plein jour. La Chine et la Russie, qui faisaient profil bas par le passé, ont changé d’attitude. Dans certains pays comme la République centrafricaine et le Mali, cela s’est accompagné par une présence sécuritaire ou militaire inédite.
Il revient aux leaders africains de tirer leur épingle du jeu diplomatique actuel
Heureusement, pour l’instant, on a l’impression qu’aucune des grandes puissances ne demande l’exclusivité, comme c’était le cas à l’époque de la guerre froide. Il revient donc aux leaders et aux pays africains de savoir tirer leur épingle du jeu.
Ces leaders peuvent-ils ressusciter un bloc des non-alignés, notamment à l’ONU ?
Les votes des pays africains seront toujours convoités sur les grandes questions au niveau des Nations unies et autres instances internationales, mais je doute fort que l’Afrique puisse redorer le blason du mouvement des non-alignés. Aujourd’hui, le continent peine à produire des leaders charismatiques comme Kwame Nkrumah ou Gamal Abdel Nasser, qui comptaient parmi les pères fondateurs du mouvement. Des personnalités comme Nelson Mandela, Thabo Mbeki, Olusegun Obasanjo ou Alpha Konaré manquent sans doute également car ils affichaient une penchant idéologique et panafricaniste galvanisant.
La réapparition de la Russie comme acteur de la scène diplomatique internationale a-t-elle redonné à l’Afrique un pouvoir diplomatique supplémentaire ?
Oui absolument ! Je pense que les pays qui se trouvent à mi-chemin entre les superpuissances, comme l’Afrique du Sud, le Kenya ou l’Algérie, sont bien placés pour en tirer un grand profit, surtout en matière de visibilité diplomatique et avec des possibles retombées bilatérales. Le Sénégal peut également faire partie de ces gagnants, d’autant que le président Macky Sall est président en exercice de l’Union africaine. L’Afrique doit d’ailleurs profiter de ce moment pour aborder de nouveau de manière concrète et déterminée la question de l’obtention d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies pour le continent.
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