Libye : chasse au trésor post-Kadhafi

Le recouvrement de la fortune considérable amassée par Kadhafi a aiguisé bien des appétits et mobilisé une multitude d’intervenants. Au point que Tripoli a toutes les peines du monde à s’y retrouver. Enquête sur une traque en Libye qui donne le tournis.

Nombre d’actifs sont dissimulés dans une demi-douzaine d’établissements bancaires. © Witt/sipa

Nombre d’actifs sont dissimulés dans une demi-douzaine d’établissements bancaires. © Witt/sipa

Christophe Boisbouvier

Publié le 8 juillet 2013 Lecture : 7 minutes.

Des criminels en cavale, d’anciens espions, des marchands d’armes… Dans la course au trésor du colonel Kadhafi, on trouve de tout. Dernier terrain de chasse, l’Afrique du Sud. Le « Guide » y a sans doute caché plusieurs milliards de dollars. D’autant que son ami Jacob Zuma, le président sud-africain, lui a rendu visite en pleine guerre, en juin 2011. Officiellement, il s’agit surtout de biens immobiliers – l’hôtel Michelangelo Towers à Johannesburg, le Kruger Park Lodge dans la célèbre réserve animalière. En réalité, beaucoup d’actifs sont dissimulés dans une demi-douzaine de banques. C’est pourquoi des « consultants » de tout poil se bousculent à Johannesburg.

En avril dernier, par l’entremise de Tito Maleka, chef de la sécurité du Congrès national africain (ANC), et de Jackie Mphafudi, un homme d’affaires proche du parti au pouvoir, deux émissaires libyens dûment mandatés ont même réussi à être reçus par Jacob Zuma en personne. Mais en juin une seconde équipe libyenne, tout aussi mandatée, a débarqué en accusant la première d’être un ramassis d’imposteurs. Les nouveaux venus sont malins. Ils se sont associés au marchand d’armes sud-africain Johan Erasmus. Et leur discours est imparable : « Si vous nous rendez l’argent, nous vous achèterons des armes »…

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Toile complexe

Quel est le montant total du trésor de Kadhafi – avoirs étatiques et personnels confondus ? Entre 60 et 200 milliards de dollars, selon les sources. Les sommes investies par des fonds souverains comme la Libyan Investment Authority (LIA) et le Libyan African Portfolio (LAP) sont plus faciles à tracer et à récupérer que les sommes placées à droite et à gauche sous des prête-noms ou derrière des sociétés écrans. Mais en fouillant dans les comptes du LAP, que dirigeait le sulfureux Béchir Salah, les nouveaux dirigeants libyens ont découvert, effarés, qu’il y avait quelque six cents filiales, avec chacune un compte en banque ! Surtout, de nombreux pays rechignent à rendre l’argent. « Les plus récalcitrants sont en Afrique, confie un avocat d’affaires américain qui conseille le gouvernement libyen. Mais avec son secret bancaire, la Suisse n’est pas beaucoup plus coopérative. » Outre la Suisse, l’eurodéputée portugaise Ana Gomes, rapporteuse sur la Libye au Parlement européen, pointe les pays du Golfe. « La Ligue arabe et l’Union européenne [UE] doivent faire pression sur les différents pays qui refusent de collaborer », dit-elle.

Aux États-Unis ou dans les pays de l’UE, les comptes sont a priori plus transparents et les fonds plus accessibles. Ainsi l’Italie a-t-elle rendu, en novembre 2012, plus de 1 milliard de dollars placés chez UniCredit et Finmeccanica. Mais attention aux banques ! « Allez retrouver l’argent que la LIA a investi dans un fonds qui l’a versé dans un autre fonds. C’est une toile complexe ! » lance l’avocat américain. « D’autant que beaucoup d’établissements bancaires soi-disant honnêtes savent très bien faire le mort », ajoute Éric Vernier, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), à Paris. « Ils savent qu’ils ont de l’argent libyen mais ne disent rien. C’est comme l’assureur de votre grand-oncle qui "oublie" de vous prévenir que votre aïeul est mort en laissant un joli contrat d’assurance vie. »

Quelles sommes ont déjà été récupérées ? Entre 5 et 10 milliards, selon les sources. Le montant exact n’est pas connu, car le nouveau gouvernement d’Ali Zeidan est très divisé. « Il aurait dû charger un procureur de centraliser toutes les activités de recouvrement, mais il ne l’a pas fait, regrette l’avocat américain. Du coup, la LIA et les ministères… Chacun essaie de récupérer des avoirs à l’étranger et met des bâtons dans les roues de son voisin. Il y a même des types qui travaillent en free-lance, parfois avec un mandat, et à qui on promet 10 % sur les sommes récupérées. Des chasseurs de primes, quoi ! »

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À Tripoli, un homme à poigne essaie de mettre un peu d’ordre dans ce grand bazar. Dès la fin de 2011, le juriste Béchir el-Akari a pris la direction des contentieux d’État au ministère de la Justice. Son meilleur ami n’était autre que Mustapha Abdeljalil, l’ex-magistrat devenu président du Conseil national de transition (CNT). Les gouvernements passent, Akari reste. « Aujourd’hui, le Premier ministre prend le temps de nous écouter, confie-t-il à J.A. Officiellement, il n’y a pas d’autre administration chargée du dossier. Mais, dans les faits, certains services agissent de façon illégale grâce à des mandats qui leur ont été accordés. Je le signale au gouvernement et lui dis que cela ne peut que parasiter notre travail et nuire à notre crédibilité. »

Béchir el-Akari, directeur des contentieux d'Etat au ministère libyen de la Justice

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Béchir el-Akari, directeur des contentieux d’Etat au ministère de la Justice. © Achtar Mohamed

Compétition

Pour franchir tous les obstacles comptables et juridiques à travers le monde, Akari et ses collègues libyens s’attachent les services de sociétés internationales. « On ne veut pas d’un seul prestataire. Il faut de la souplesse », précise Akari. Lloyd’s, KPMG, Ernst & Young, PwC, DLA Piper… Les plus grosses sociétés de conseil sont présentes à Tripoli. Entre elles, la compétition est féroce. Chacune met en avant ses vieilles gloires, qui sont censées avoir le bras long. Ainsi DLA Piper a-t-elle recruté l’ex-sénateur américain Tom Daschle – un proche de Barack Obama -, et l’ex-président du gouvernement espagnol José María Aznar.

Pour les dossiers ultrasensibles, des cabinets plus discrets sont actionnés. « Sur certaines affaires ponctuelles, des petites sociétés peuvent être très performantes », glisse Akari. Surtout si d’anciens sécurocrates américains offrent leurs services et leurs réseaux. Cohen Group, qui a « signé » avec Tripoli, n’est autre que la société de l’ex-secrétaire américain à la Défense William Cohen. Eren Law Firm a dépêché en Libye un ancien diplomate américain, Victor Comras. Et Command Global Services, une société sous contrat avec le bureau de Béchir el-Akari, est animé par Charles Seidel, un ancien officier arabophone de la CIA, qui, entre 2002 et 2005, a dirigé successivement les bureaux de l’agence américaine à Bagdad et à Amman. Dans sa tâche de recouvrement des actifs libyens, il est secondé par Haig Melkessetian, le patron arabophone d’une société de sécurité privée qui travaille avec le FBI. Comme dans les bons thrillers, la chasse au trésor n’est pas sans risques. Mieux vaut se protéger…

Dans cette traque, l’aide de quelques prisonniers se révèle précieuse. Seif el-Islam Kadhafi, l’ex-dauphin présumé, Abdallah Senoussi, l’ancien chef des services de renseignements, et Baghdadi Mahmoudi, l’ex-Premier ministre, ont intérêt à parler pour adoucir leur vie derrière les barreaux. « Bien sûr, ce sont des sources d’informations », reconnaît Akari. Qui a révélé, il y a six mois, le nom des banques et des propriétaires de comptes sur lesquels était caché le magot sud-africain ? Sans doute l’un des trois. Si Tripoli refuse de livrer les deux premiers à la Cour pénale internationale (CPI), c’est notamment pour continuer à exploiter le filon…

Seif el-Islam Kadhafi est actuellement détenu à zeitan, à 180 km au sud ouest de Tripoli

Seif el-Islam Kadhafi est actuellement détenu à zeitan, à 180 km au sud ouest de Tripoli. © Behrouz Mehri

Affaire politique

En Tunisie, le rapatriement des biens du clan Ben Ali-Trabelsi est une nécessité économique. En Libye – un pays plus riche et moins peuplé -, le retour des dollars du clan Kadhafi est moins vital. C’est d’abord une affaire politique. Chaque fois qu’une partie du butin rentre au pays, Ali Zeidan espère marquer des points dans l’opinion. Surtout, le régime peut se dire que c’est autant d’argent en moins pour les rescapés du clan. « Le gouvernement libyen suit avec inquiétude la cavale de certains membres de l’ancien régime, souligne l’eurodéputée Ana Gomes. Il sait que ces personnes peuvent mobiliser des fonds pour mener des opérations de déstabilisation en Libye. »

Hannibal en Algérie, Saadi au Niger, Mohamed et Aïcha à Oman… Les enfants du « Guide » qui ont échappé à la mort ou à l’arrestation ne cachent pas leur volonté de revanche et ont encore quelques amis et moyens. « Quand un membre du clan vient chez nous, il arrive en jet privé », confie un diplomate installé dans la région du Golfe. Y a-t-il un « trésorier » qui gère les fonds et les distribue ? « Non. S’il n’y a qu’un seul montage et qu’il est démantelé, il n’y a plus rien après, explique Éric Vernier. La famille a intérêt à atomiser les circuits. » Béchir Salah est-il « atomisé » ? Pas si sûr. Le clan peut aussi compter sur les fonctionnaires libyens qui se sont sali les mains sous l’ancien régime et sont restés à Tripoli. « Avec eux, je doute qu’on connaisse la vérité des comptes, lance l’avocat américain. Et je crois que les Libyens ne récupéreront plus grand-chose. Le gros du trésor risque de leur échapper. »

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Par Christophe Boisbouvier et Aabla Jounaïdi

Tranquille comme Béchir Salah

La scène se passe le 2 juin au Michelangelo, un hôtel de luxe de Sandton, près de Johannesburg. Un Libyen rencontre Béchir Salah dans l’ascenseur : « Où en est le mandat d’arrêt international lancé contre vous ? – Rien de nouveau. » Depuis qu’il a été exfiltré de France par Nicolas Sarkozy, trois jours avant la défaite de celui-ci, le 3 mai 2012, l’ex-trésorier du colonel Kadhafi circule allègrement d’un palace sud-africain à un autre. Mieux, il a accès aux carrés VIP. En janvier, il a assisté aux cérémonies du centenaire du Congrès national africain (ANC), à Mangaung. En mars, il s’est glissé dans les coulisses du sommet des Brics, à Durban. Les députés d’opposition de l’Alliance démocratique ont beau interpeller le gouvernement de Jacob Zuma sur son cas, rien n’y fait. Béchir Salah est visiblement protégé. Officiellement, depuis mars 2012, la Libye réclame son extradition pour « fraude ». D’où la notice rouge diffusée par Interpol contre lui. Mais ce mandat d’arrêt international ne suffit pas. Pretoria exige en plus une demande formelle des Libyens. Or, pour l’instant, ceux-ci n’ont rien transmis. Sont-ils vraiment pressés de récupérer le fugitif ? Pas sûr. Récemment, Salah a rencontré à deux reprises des émissaires de Tripoli chargés de traquer les avoirs de Kadhafi. En échange de sa coopération, nul doute qu’il a négocié quelque chose…

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