Aimé Césaire, l’Afrique au cœur
Rêvant d’un continent uni et fort, Aimé Césaire a toujours été solidaire du combat mené par ses frères africains pour leur indépendance. Non sans inquiétude.
Aimé Césaire : retour sur un siècle de lumières
A l’occasion des dix ans de la disparition d’Aimé Césaire, le 17 avril 2008, Jeune Afrique vous propose de (re)lire une série d’articles issus de nos archives sur le parcours de cet intellectuel qui aura laissé une marque profonde sur son siècle.
Député communiste de la Martinique à l’Assemblée nationale constituante dès 1945, Aimé Césaire est solidaire de l’Afrique. Passé le vote pour la départementalisation des plus vieilles colonies le 19 mars 1946, il se range aux côtés d’Houphouët-Boigny et des députés africains lorsque ceux-ci obtiennent en avril de la même année le vote qui met fin au travail forcé. Il sera surtout, après le Congrès des écrivains et artistes noirs, qui se tient à la Sorbonne du 19 au 22 septembre 1956, sous la houlette d’Alioune Diop et de la revue Présence africaine, le chantre de la liberté de l’Afrique en général et le soutien inconditionnel de la Guinée.
Comme tous les militants africains de cette époque, il admire Sékou Touré et sa position ferme contre le référendum de 1958 qui restreint le droit à l’initiative des Africains et nuit gravement à leur indépendance. Dans un « Salut à la Guinée » (Ferrements, 1960), Césaire adresse un message de connivence à ce pays, qu’il tient pour le gardien « farouche de ce plus rare trésor […] de liberté fragile ». Il est d’autant plus sensible à cette réponse négative de la Guinée que la France n’a pas même daigné solliciter l’avis de la Martinique. Il s’en plaint d’ailleurs dans une lettre adressée à son ami Michel Leiris, à qui il demande d’alerter les médias en métropole sur cette question importante de l’autonomie des territoires, sur laquelle les étudiants martiniquais se sont déjà clairement prononcés. Il y voit une manière de dire à la France son fait colonial…
Avènement
Après une tournée africaine qui l’a épuisé au début des années 1960, Césaire va célébrer, dans « Pour saluer le tiers-monde » (Ferrements), dédié à Léopold Sédar Senghor, l’ami de toujours, les indépendances africaines qui se succèdent dans cette seconde moitié du siècle.
« Et voici de tous les points du péril l’histoire qui me fit le signe que j’attendais, écrit-il. Je vois pousser des nations. Vertes et rouges, je vous salue, bannières, gorges du vent ancien, Mali, Guinée, Ghana. » Il croit avec la naissance de ces nations à l’avènement de leur unité : « Je vois l’Afrique multiple et une / verticale dans la tumultueuse péripétie / avec ses bourrelets, ses nodules, / un peu à part, mais à portée / du siècle, comme un coeur de réserve. »
Sa joie n’efface pas sa conscience des difficultés que va rencontrer ce continent qui tente d’affirmer sa liberté et son indépendance au milieu du siècle. Ces nouvelles nations peuvent être bâillonnées à la manière de la Guinée, qui va payer longtemps l’orgueil de son refus du référendum de 1958. Dans son « Ode à la Guinée » en 1961, il vole encore au secours de ce pays dont « les pluies fracassent du haut grumeleux des volcans un sacrifice de vaches pour mille faims et soifs d’enfants dénaturés », comme il avait salué, un an plus tôt, « son allure déclinant jusqu’à l’ombre du nuage ».
Derrière ces choix, Aimé Césaire se montre soucieux de l’Afrique paysanne. Dans un autre poème du recueil Cadastre, « À l’Afrique », dédié cette fois-ci à Wifredo Lam, le peintre cubain dont les racines maternelles plongent dans les rives du Congo, le poète martiniquais célèbre précisément le paysan noir et son rapport à sa terre : « Il y a dans le sol la carte des transmutations et des roses de la mort […] Il y a dans le sol demain en scrupule et la parole à charger aussi bien que le silence. » Il comprend que c’est avec lui et par lui que se fera toute révolution réelle. Le poète martiniquais s’identifie alors assez vite à celui-ci sans qui il n’y a pas de pays : « Paysan […] ton champ dans son saccage éclate debout de monstres marins / que je n’ai garde d’écarter / et mon geste est pur autant qu’un front d’oubli / frappe paysan je suis ton fils […]. »
Si Césaire est si attentif au devenir de la Guinée et à l’évolution politique de l’Afrique des années 1960, c’est parce qu’elles ont choisi une option, la rupture, violente ou douce, avec la métropole, qui le fait rêver et lui fait peur en même temps.
Refuge
Le choix de la départementalisation fait au sortir de la Seconde Guerre mondiale n’offre ni les garanties de survie ni les moyens du progrès escomptés. Césaire avait espéré que ce nouveau statut sortirait les îles de l’anonymat et de la dépendance. Au lieu de cela, la France « mégote » depuis quinze ans et diminue régulièrement sous des prétextes fâcheux et inadmissibles les moyens qui permettraient aux îles d’accéder à une existence autonome viable. Et Césaire est obligé de se battre sur tous les fronts et sur tous les sujets à l’Assemblée nationale, où il a trouvé refuge chez les députés africains après sa démission du PCF et avant la création de son propre parti, comme à la Martinique, où il est obligé d’affronter, au centre, les préfets et leurs exigences administratives, à droite, les partis gaullistes défenseurs des desiderata de la métropole gaulliste et, à sa gauche, ses anciens camarades communistes ainsi qu’une myriade de partis contestataires qui revendiquent l’autonomie complète et l’indépendance de la Martinique.
Mais, paradoxalement, c’est bien aussi cela qui lui fait peur. Césaire est conscient du fait que les revendications des indépendantistes martiniquais (qui se réclament de l’Afrique eux aussi) sont justifiées sur le fond. Il craint seulement qu’elles relèvent de la simple volonté de quelques intellectuels et qu’elles soient totalement éloignées du réel vécu par les populations paysannes. C’est pourquoi chacun des poèmes adressés à l’Afrique doit être lu en un double sens. Dans « Pour saluer le tiers-monde », dédié à Senghor, il se sent plus proche de cette Afrique unie, solidaire et forte : « Notre Afrique est une main hors du ceste, / c’est une main droite, la paume devant et les doigts bien serrés ; / c’est une main tuméfiée, une-blessée-main-ouverte, / tendue, / brunes, jaunes, blanches, / à toutes mains, à toutes les mains blessées du monde. » Il lui oppose la Guinée souffrante dans son orgueil de vérité, splendide dans sa solitude désespérée : « Guinée de ton cri de ta main de ta patience / il nous reste toujours des terres arbitraires / et quand tué vers Ophir ils m’auront jamais muet / de mes dents de ma peau que l’on fasse / un fétiche féroce gardien du mauvais oeil / comme m’ébranle me frappe et me dévore ton solstice / en chacun de tes pas Guinée / muette en moi-même d’une profondeur astrale de méduses. »
Miroir
Césaire résume assez bien les deux options qui s’offrent au politique et que révèle l’histoire de l’Afrique : être le fétiche ou être le féticheur. L’Afrique lui offre un miroir devant lequel il peut sans craindre regarder son propre dilemme. Le sort de la Martinique dans la République française est d’une ambivalente clarté : en sortir, comme la Guinée, et risquer de tout perdre ; accepter, comme les autres pays africains, les indépendances consenties et espérer, sans trop y croire, un avenir meilleur grâce à la solidarité retrouvée.
Les deux dédicaces, l’une à Senghor, le sage de l’option froide, et l’autre derrière laquelle on devine Sékou Touré, le fougueux de l’option chaude, étaient, pour lui, deux manières de dire l’incertitude du devenir de l’Afrique au début des années 1960. D’un côté, le sublime orgueil de la liberté qui peut conduire, on le sait, aux dictatures dont il n’est pas nécessaire d’évoquer ici les mille et une morts ; de l’autre, l’évolution lente d’une histoire de l’Afrique dont il n’est pas utile de mesurer aujourd’hui les très timides avancées et les horribles embardées.
Ces deux visions de l’Afrique, au regard de l’histoire des îles, font de Césaire un réaliste plutôt qu’un utopiste : un prince de la révolution poétique qui saura toujours préserver la vie concrète des gens. « Pour saluer le tiers-monde » traduit mieux ses sentiments profonds à l’égard de l’Afrique et de son devenir que son « Salut à la Guinée ». Voilà ce qu’il pouvait dire à l’Afrique, de son « île lointaine » et « veilleuse » ; et voilà sans doute aussi ce que l’Afrique lointaine et veilleuse pouvait lui révéler.
* Enseignant à l’université Paris-Sorbonne – Centre international d’études francophones.
« Rendre à Césaire ce qui est à Césaire »
Longtemps attribuée à Léopold Sédar Senghor, l’invention du terme de « négritude » est à mettre à l’oeuvre du poète martiniquais. « Il faut rendre à Césaire ce qui est à Césaire », plaisantait volontiers son ami sénégalais.
Alors étudiant dans le Quartier Latin, Césaire conçoit ce néologisme dès 1934 lors de la fondation, aux côtés du Sénégalais Léopold Sédar Senghor et du Guyanais Léon-Gontran Damas, du journal L’Étudiant noir, dont le premier numéro paraîtra en mars 1935. La négritude, c’est affirmer sa dignité d’homme noir dans un monde jusqu’alors dominé par les Blancs. Ce courant littéraire et politique défendra les cultures et le droit à l’autodétermination des peuples noirs, qu’ils soient antillais ou africains. Mais, prévient Césaire dans son fameux Cahier d’un retour au pays natal, « ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale », elle doit se garder de devenir une idéologie et une célébration d’un folklore car, précisera-t-il dans la Lettre à Maurice Thorez, « il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans « l’universel » ». Séverine Kodjo-Grandvaux.
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