Tunisie : Hamma Hammami, la lutte finale
Figure historique de l’extrême gauche, Hamma Hammami appelle aujourd’hui à la constitution d’une large coalition allant des marxistes aux destouriens pour battre les islamistes aux prochaines élections. Portrait.
Il a dompté sa crinière désormais blanche et arbore des costumes seyants, mais, à 61 ans, il n’en oublie ni ses origines ni les valeurs qu’il défend depuis plus de quarante ans. Hamma Hammami, le marxiste rebelle des années 1970, a payé de sa personne son engagement. Condamné à huit ans et demi de prison en 1974 pour son activisme au sein du mouvement communiste interdit El-Amal Ettounsi (« l’Ouvrier tunisien »), il restera six ans en détention, dont il sortira meurtri par la torture, au point d’être soigné en France aux frais de l’État tunisien. En 1986, El-Amal Ettounsi devient, toujours dans l’illégalité, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT). Diplômé de littérature arabe, Hammami dirige dans les années 1990 El-Badil, le journal du parti, et donne du fil à retordre au régime de Ben Ali, qui le fait arrêter et condamner à plusieurs reprises. Il passe deux fois dans la clandestinité avant d’obtenir, en 2002, une libération conditionnelle.
En septembre 2009, à la veille de la présidentielle, il se rend à Paris, où il donne plusieurs interviews retentissantes aux médias étrangers. Ben Ali est furieux. À son retour, le rebelle est violemment passé à tabac par des policiers à l’intérieur même de l’aéroport. Chacune de ses prises de parole est désormais suivie de mesures de rétorsion contre lui et sa famille. Mais il en faut plus pour ébranler les convictions et l’amour de son épouse, l’avocate et militante des droits de l’homme Radhia Nasraoui (lire encadré ci-dessous), et de leurs trois filles.
Arrêté juste avant le 14 janvier 2011
Entre clandestinité et détention, ce militant qui refuse la muselière du régime devient l’un des emblèmes d’une opposition qui se sera surtout fréquentée en prison ou lors de grèves de la faim. Le natif de Laroussa (Nord), au coeur de l’ancien grenier de Rome, se forge une stature de leader, mais il se démarque par un discours simple empreint du bon sens des hommes du terroir. Il signe l’appel du 18 octobre 2005 avec le Parti démocrate progressiste (PDP, devenu Al-Joumhouri), le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL, aujourd’hui Ettakatol) et les islamistes d’Ennahdha. Cette plateforme commune élaborée par une large coalition de partis politiques et la société civile marque une première fissure dans le régime Ben Ali.
Le 11 janvier 2011, en pleine insurrection, Hammami est l’un des rares opposants à demander publiquement le départ du dictateur. Aussitôt arrêté, il vivra une partie des événements du 14-Janvier dans les caves du ministère de l’Intérieur. Et devient, dès le 15 janvier, un acteur influent de la scène politique tunisienne. À peine le premier gouvernement de transition installé, il appelle à l’élection d’une Constituante, seule institution, selon lui, à pouvoir disposer d’une légitimité suffisante pour parler – et préparer une Constitution – « au nom du peuple ». Pour parvenir à ses fins, il organise, avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), les mouvements Kasbah 1 et Kasbah 2, qui auront rapidement raison des résistances au sein des deux gouvernements provisoires successifs. Le principe d’une Constituante est définitivement adopté.
Le 11 janvier 2011, en pleine insurrection, Hammami est l’un des rares opposants à demander publiquement le départ du dictateur.
Erreur
Hammami décide cependant de ne pas se présenter aux élections du 23 octobre 2011, préférant faire campagne pour les candidats du parti. Las, le PCOT ne remporte que trois sièges. Un semi-échec en partie imputable à l’instrumentalisation des valeurs identitaires par les islamistes durant la campagne électorale. Hammami découvre à ses dépens que ses anciens compagnons de galère sont devenus des adversaires dont il a sous-estimé le poids. En février 2011, il assurait que, « pour les Tunisiens, le danger réel, ce n’est pas l’islamisme, qui n’a pas la même assise sociale et économique qu’en Égypte ou en Iran. La Tunisie est un pays très moderne : elle a aboli l’esclavage en 1840, a une Constitution depuis 1859 et le premier syndicat du monde arabe depuis 1924. Le poids de l’Histoire joue : les islamistes sont très isolés ».
Cette erreur d’appréciation le fragilise, d’autant que les anciens communistes sont désormais la cible des courants religieux, qui font à dessein l’amalgame entre laïcité et athéisme. « Je suis tunisien, arabe, musulman de culture et de civilisation », lance le leader de gauche à ses détracteurs. Malgré le camouflet des élections, Hammami ne se laisse pas abattre et fait ce qu’il a toujours fait : de l’opposition. Mais il module son discours. Il ne s’adresse plus au prolétariat mais à l’ensemble des Tunisiens, adopte une nouvelle approche économique, discute avec les entrepreneurs, rebaptise son mouvement Parti des travailleurs tunisiens et assure que l’agriculture peut sauver le pays : « Il est inadmissible que l’on ait encore recours aux ânes pour chercher de l’eau et que les agriculteurs croulent sous le poids des dettes. »
Front de salut public
En contestant la légitimité de la troïka au pouvoir, Hammami regagne l’estime d’une large partie de l’opinion. « L’Assemblée nationale constituante (ANC) n’est plus qu’un instrument entre les mains d’Ennahdha pour faire main basse, sous prétexte de légitimité, sur les compétences et les richesses du pays », n’hésite-t-il pas à marteler. Décidé à contrarier les desseins des islamistes, il suscite la création du Front populaire, une coalition des partis de gauche. L’assassinat, le 6 février 2013, de Chokri Belaïd, secrétaire général du parti d’extrême gauche El-Watad, membre du Front populaire, marque un tournant. Hammami porte en terre un alter ego idéologique et un ami. Mais il ne se départ pas de son calme, hiérarchise les priorités et lance une campagne contre la violence politique. « Ceux qui pensaient le déstabiliser se sont lourdement trompés », confie l’un de ses proches. De fait, la gauche gagne en popularité et Hammami en audience. « On peut ne pas être d’accord avec lui, mais il est fidèle à ses convictions ; cela force le respect », concède une institutrice. « Cette surmédiatisation pourrait lui nuire », avertit un politologue, mais le fils de Laroussa grimpe dans les sondages et devient un rival de poids. On annonce son décès, on monte des intox, on l’accuse d’avoir été un informateur de Ben Ali, mais Hammami reste imperturbable. Les défis sont trop importants pour se perdre dans les manipulations. Il dénonce « une nouvelle Constitution lamentable », « gérée comme si les islamistes devaient rester éternellement au pouvoir » et considère que « la bataille contre le terrorisme passe par le développement de l’économie, le renforcement de la protection sociale, de l’éducation et de la santé, ainsi que par la lutte contre toute forme de marginalisation ».
Fort de sa nouvelle stature, Hammami accuse le gouvernement de manquer de vision économique et sociale, et de ne servir ni les intérêts du peuple ni les objectifs de la révolution. Pour lui, le temps n’est plus aux joutes politiciennes mais aux alliances. Aussi s’est-il fait, rompant avec les dogmes de l’extrême gauche, le promoteur d’un large front de salut public, ouvert à toutes les tendances politiques « à l’exception de la troïka, responsable de la situation que vit le pays ». Objectifs : la lutte contre la violence et le terrorisme, l’accélération de la phase de transition, la préservation des ressources du pays et la mise en oeuvre d’une politique de développement qui profite au plus grand nombre.
Couple de choc
Menaces, agressions et intimidations, Radhia Nasraoui a tout connu sous Ben Ali, sans jamais courber l’échine. Au plus fort du soulèvement du 14 janvier 2011, elle toquait à la porte du tout-puissant ministère de l’Intérieur pour réclamer la libération de son homme, incarcéré pour avoir invité publiquement Ben Ali à quitter le pouvoir. Jamais en retrait et bien droite dans ses bottes, cette avocate s’est toujours tenue aux côtés de son compagnon de vie et de lutte de plus de trente ans. À lui la politique, à elle les droits de l’homme et le combat contre les discriminations. Mais l’un et l’autre ne sont jamais bien loin et font cause commune contre les risques de retour de la dictature. Fondatrice, en 2003, de l’Association de lutte contre la torture en Tunisie, Nasraoui a souvent été primée pour son action en faveur de la défense de la dignité humaine (prix Roland-Berger en 2012). La chute de la dictature n’a pas mis fin à son engagement, loin de là. À 60 ans, elle continue de dénoncer certaines pratiques toujours en usage dans les prisons du pays. Et de passer pour la forte tête du binôme qu’elle forme avec son mari, qui, répondant aux quolibets de jeunes islamistes, avait déclaré avec panache qu’être considéré comme « M. Nasraoui » était un honneur. Une déclaration d’amour qui en dit long sur ce couple soudé. F.D.
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