Tunisie : le retour de « Madame la Présidente » ?
À l’occasion de la Fête de la femme, le 13 août, c’est l’épouse du président, Ichraf Chebil, qui s’est adressée aux Tunisiennes. Un petit événement à forte résonance historique.
Le 13 août, les Tunisiennes attendaient du président Kaïs Saïed qu’il précise, à l’occasion de la Fête de la femme, l’impact sur leurs droits de l’article 5 de la nouvelle Constitution, selon lequel l’État est tenu de réaliser les objectifs de l’islam, notamment en matière de libertés. Le Code du statut personnel (CSP) de 1956 est-il menacé ?
Comme l’année précédente, le locataire du palais de Carthage a rendu visite aux potières de Hay Hlel, des femmes démunies vivant aux portes de Tunis, à qui il a promis de meilleurs lendemains grâce à son projet de système d’entreprises citoyennes. Depuis l’accession de Kaïs Saïed au pouvoir, il n’est plus question de la traditionnelle garden party donnée pour l’occasion dans les jardins du palais présidentiel.
Dans l’après-midi, les réseaux sociaux sortent de la torpeur estivale : la télévision diffuse un discours d’Ichraf Chebil, l’épouse du président, donné au lycée Rue-du-Pacha, l’un des premiers établissements scolaires pour jeunes filles dans l’histoire du pays.
Toutes les Tunisiennes sont des « Première dame »
Un petit événement puisqu’elle n’a jamais pris la parole en public et s’est contentée jusqu’alors d’accompagner le chef de l’État lors de ses voyages officiels ou d’être présente à des cérémonies lorsque le protocole l’exigeait. L’étonnement est d’autant plus fort que, durant sa campagne électorale, en 2019, Kaïs Saïed avait déclaré que son « épouse ne sera pas une Première dame, car toutes les Tunisiennes sont des ‘Première dame’ ».
Depuis, les choses ont changé : Kaïs Saïed s’est acquis l’essentiel des pouvoirs et son projet de nouvelle Constitution, qui consacre un régime ultra-présidentiel, a été officiellement adopté le 16 août.
« Les acquis de la nouvelle Constitution »
C’est dans ce contexte que les Tunisiens, ce 13 août, découvrent une Ichraf Chebil à la voix fluette, dans une robe rouge à l’indéniable élégance. Comme à chacune de ses apparitions, sa tenue est scrutée, certains regrettant qu’elle porte un sac d’une grande maison française. « Elle a un rôle de représentation et les bons faiseurs ne manquent pas en Tunisie », s’irrite Hager, une créatrice de mode.
Le rôle de la femme comme bouclier contre toutes les formes d’extrémisme
Mais c’est le discours lui-même qui provoque un malaise, comme si l’épouse du président était la mieux placée pour répondre aux inquiétudes sur la préservation des droits des femmes. Devant un parterre de Tunisiennes, Ichraf Chebil a ainsi défendu « les acquis apportés par la nouvelle Constitution » et appelé « à consacrer le rôle de la femme comme bouclier contre toutes les formes d’extrémisme ».
Elle a bien évoqué la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, en se félicitant du fait que « la Tunisie est le premier pays arabe où une femme occupe ce poste », mais il n’a échappé à personne que la locataire de la Kasbah s’est, pour l’occasion, effacée au profit de l’épouse présidentielle.
Ces images abondamment diffusées par la télévision nationale provoquent un réflexe de rejet, tant elles rappellent celles laissées dans les mémoires par Leïla Ben Ali, qui s’était, avant la révolution de 2011, arrogé un rôle politique tel qu’il lui avait valu le surnom de « régente de Carthage ».
Son ambition démesurée et sa pratique du népotisme l’avaient rangée parmi les figures les plus honnies de l’ancien régime. Cet après-midi du 13 août, chez les Tunisiens devant leur télévision, le sentiment de déjà-vu domine : les démons du passé seraient-ils de retour ?
L’article 5 dénoncé
Neïla Zoghlami, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), tempête en évoquant une ingérence dans les affaires politiques. D’autres s’insurgent contre ces cérémonies qui « ressemblent à des réunions de dame patronnesse ».
« Beaucoup de bruit pour rien, balaie une militante féministe sous couvert d’anonymat. C’est aux femmes d’arracher les nouveaux droits, il n’y a rien à attendre du pouvoir ni d’un président hostile à l’égalité dans l’héritage ».
« On aurait apprécié que Habib Bourguiba et le Code du statut personnel soient mentionnés à cette occasion », regrette le patron du cabinet Sigma Conseil, Hassen Zargouni. Une ellipse qui apparaît également dans le préambule de la nouvelle Constitution, où le père de la Tunisie moderne ne figure pas.
« Avant de rendre hommage aux Tunisiennes, il aurait fallu éliminer l’article 5 de la constitution, qui met en danger le statut des femmes et des hommes », estime Zeineb, une ancienne du Club Tahar Haddad, où est né le mouvement féministe tunisien.
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