Syrie : l’enfer et l’espoir

À la barbarie institutionnelle du régime syrien répond désormais la sauvagerie des guerriers fous d’Allah. Pourtant, les idéaux initiaux de la révolution ne sont pas morts.

À Alep, le 7 avril 2013. © Aref Hretani/Reuters

À Alep, le 7 avril 2013. © Aref Hretani/Reuters

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 24 juin 2013 Lecture : 7 minutes.

Le gavroche d’Alep n’est pas tombé sur une barricade. Le 9 juin, Mohamed Qataa, 14 ans, a été exécuté de deux balles dans la tête devant sa mère, ravagée de douleur, par ceux qui prétendaient avoir libéré sa ville de la tyrannie de Bachar al-Assad. « Même si le prophète Mohammed descendait du Ciel, je ne te ferais pas crédit », avait-il lancé au milicien barbu qui voulait lui réquisitionner un café. Un petit juron coutumier en Syrie. Mais pour les jihadistes étrangers, un blasphème méritant la mort. Deux nouvelles balles ont crevé le coeur de la révolution. Combien de fois, dans les manifestations, Mohamed avait-il hurlé sa haine de Bachar et sa soif de liberté ?

Ils avaient à peu près le même âge que Mohamed, ces quinze jeunes dont la fanfaronnade impitoyablement sanctionnée a battu, en mars 2011, le tambour du soulèvement. Ils avaient eux aussi commis un sacrilège suprême, écrivant « Liberté », « Bachar dégage » et « Syrie libre » sur les murs de leur école. Raflés par la police. Torturés. Deux d’entre eux, Hamza et Omar, exécutés. Plus que l’inhumanité des autorités, c’est l’audace des adolescents qui a déclenché la révolution : sur les murs de leur école, les gamins de Deraa avaient enseigné le dépassement de la peur à leurs aînés.

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Trou noir

Une révolution prométhéenne où, pendant de longs mois, des milliers de manifestants ont bravé pacifiquement la répression brutale du régime, offrant leurs poitrines nues aux balles des snipers, distribuant des fleurs aux soldats venus les matraquer, risquant quotidiennement la prison, la torture et la mort. Leur détermination surhumaine avait forcé l’admiration du monde. Mais vingt-sept mois plus tard, la contestation a pris pour beaucoup le visage hideux de ce rebelle faisant mine de dévorer le coeur arraché d’un soldat loyaliste. « On exige des Syriens qu’ils soient des anges. Ils l’ont longtemps été, mais ils ne pouvaient pas se battre indéfiniment à mains nues contre la machine de mort du régime. Et tant de gens ont vu leurs parents et leurs enfants violés ou tués sous leurs yeux que la soif de vengeance est devenue irrépressible », explique l’intellectuel franco-syrien Farouk Mardam-Bey, éditeur chez Actes Sud.

En août 2011, la contestation s’est militarisée. Et comme un trou noir, la violence qui s’intensifiait a aspiré toutes les animosités, les rivalités d’intérêts, les idées noires. « Toutes les aberrations d’une révolution se produisent en Syrie, comme cela a été le cas en France dans les années 1790 et en Russie dans les années 1910 », poursuit Mardam-Bey. À la barbarie institutionnelle du régime répond maintenant l’inhumanité des guerriers fous d’Allah. La banalisation de la haine et de la violence a endurci les plus doux, comme ce commandant rebelle qui avouait ne plus rien ressentir en exécutant ses ennemis après avoir longtemps éprouvé de la pitié pour ceux qu’il capturait. Quittant début juin son Damas natal, la correspondante de la BBC Lina Sinjab écrivait : « J’ai soudain réalisé que je ne pleurais plus, que mes sentiments s’étaient taris il y a longtemps. Mais j’aimerais pleurer chaque mort, je veux retrouver mon humanité et mon âme. »

Inhumanité

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Pour l’homme politique libanais Walid Joumblatt, c’est « la fin de l’humanité » : « Ce qui se déroule depuis plus de deux ans déjà en Syrie n’a pas son équivalent dans la littérature moderne. L’être humain y est vraiment kaputt : brisé, fini, réduit en miettes », écrit-il dans une tribune publiée le 8 juin. Innocentes victimes de cet enfer, 6 500 enfants ont été fauchés sur les 93 000 morts qu’a déjà faits le conflit. Combien de milliers d’autres ont été emprisonnés, torturés, violés, utilisés comme boucliers humains par le régime ? Et ceux qui en réchappent deviennent des cibles faciles pour les prosélytes jihadistes qui les envoient au front avec la bénédiction divine. Terrifiante vidéo où l’on voit un gamin haut comme trois pommes couper une tête à la machette sous les vivats des « combattants de la foi »… Il y a un an, la représentante spéciale de l’ONU pour les enfants dans les conflits armés, Radhika Coomaraswamy, reconnaissait n’avoir jamais rien vu de tel depuis la Bosnie-Herzégovine. Dans ce monde sans foi ni loi, les haines ancestrales se réveillent, les vieux comptes sont réglés, les kidnappings répondent aux enlèvements, les meurtres aux assassinats et la crapule se déchaîne sans entraves dans tout le pays. Des mères accablées tentent en vain d’empêcher un fils de passer à l’insurrection après en avoir vu un autre partir au service militaire. Le clan devient l’ultime refuge, et le communautarisme le dernier repère idéologique. Début mai, dans la ville côtière de Banias, au moins 145 civils sunnites sont massacrés par l’armée et les milices alaouites, branche de l’islam chiite à laquelle appartient la famille Assad. Le 11 juin, ce sont 60 chiites qui sont tués par les rebelles dans l’assaut de leur village.

Détermination

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Cette spirale de la violence, le clan Assad l’a voulue et provoquée, libérant des dizaines de jihadistes, rendant des suppliciés à leurs familles pour semer la peur et la soif de vengeance, cherchant à attiser les animosités communautaires alors même que, dans les manifestations, la croix et le croissant étaient brandis côte à côte. Un régime défini dès les années 1980 par le chercheur Michel Seurat comme un État de barbarie qui a détruit les derniers liens cimentant la communauté pour mieux se présenter en restaurateur de l’unité et de l’ordre. Sa plus grande victoire est celle qu’il est en train de remporter sur l’opinion internationale, qui ne voit plus tant une révolution en marche qu’une guerre civile qui s’enlise dans une violence inhumaine.

Jeune militant franco-syrien dans l’association Souria Houria (« Syrie liberté »), Omar Ennayeh s’insurge face à un tel retournement de l’opinion. Pour la troisième fois depuis le début de la crise, il s’est rendu en février dans le Nord, tenu par les rebelles, pour un projet humanitaire et témoigne que la révolution est vivante et que l’espoir continue de scintiller sous les amoncellements de douilles : « J’avais peur que les gens viennent me dire : "On déteste ce qu’on fait", mais partout je n’ai rencontré que des Syriens infiniment fiers de s’être libérés et qui n’ont jamais envisagé un retour en arrière. Les révolutionnaires ont supporté 20 000 morts avant de prendre les armes, c’est dire leur degré de conviction et de détermination. » Premier geste, très symbolique, des habitants libérés : repeindre en couleurs vives les maisons longtemps condamnées au gris de la dictature. Contre les missiles balistiques, l’action artistique des révolutionnaires exprime des idéaux que le régime ne peut abattre. « Le soir, les jeunes se réunissent pour discuter pendant des heures, ils rêvent ensemble, ils construisent un avenir qu’il leur était impossible d’envisager sous Assad », raconte Ennayeh.

Partout dans le pays, des cellules de militants civils sont actives, jusqu’à Damas, étroitement contrôlé par le régime, où, par exemple, les jeunes femmes qui avaient défilé en robes de « mariées de la paix » en décembre 2012 poursuivent leur mobilisation clandestinement. Les vendredis, des manifestations ont toujours lieu, certes bien moins importantes et en moins grand nombre. L’action est maintenant devenue essentiellement médiatique. Des dizaines de titres sont diffusés dans les zones libres et la Toile vibre de débats d’idées. Ces derniers temps, les offensives conquérantes du régime et surtout l’entrée en scène du Hezbollah libanais ont pu refroidir les ardeurs. Mais, selon Thomas Pierret, spécialiste de la Syrie, « si un certain pessimisme se manifeste, il est simplement lié au fait que tous, et depuis longtemps d’ailleurs, admettent que la victoire n’est pas acquise, et que si elle survient, cela prendra des années ».

L’oeil de Moscou

Car les enjeux de la guerre de Syrie ont très largement débordé les intérêts de son peuple. Elle est aussi devenue ce qu’avait été le conflit libanais : une guerre pour les autres. Le trou noir a aspiré les ambitions régionales et les concurrences internationales : aide massive de Téhéran à Damas, intervention du Hezbollah, c’est l’axe chiite contre l’alliance sunnite animée par la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite, qui arment les brigades islamistes. Et quand Washington ne cesse de tracer, sans crédibilité maintenant, des « red lines », Moscou fait de sa fidélité à l’allié Assad une question d’orgueil national. Représentés sur la scène internationale par une opposition désunie, impuissante et désavouée sur le terrain, les révolutionnaires ne comptent plus sur une solution diplomatique. Pour chaque camp, c’est vaincre ou mourir. Mais, dans ce chaos d’inhumanité, la liberté, la dignité et la démocratie restent les objectifs d’une grande majorité d’insurgés. Écrasée sous les bombes, noyée dans la violence, la belle Syrie d’hier n’existe plus, mais, pour la première fois depuis des décennies, des millions de Syriens peuvent envisager celle de demain.

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