Tunisie : l’armée dans la ligne de mire

Infructueuse et meurtrière, la traque des jihadistes dans le Jebel Chaambi suscite des tensions politiques et de nombreuses interrogations.

Une unité de l’armée lors d’une opération de ratissage, en mars. © Hichem

Une unité de l’armée lors d’une opération de ratissage, en mars. © Hichem

Publié le 26 juin 2013 Lecture : 7 minutes.

Sur la piste caillouteuse de Doghra, dans le Jebel Chaambi, récemment dégagée par l’armée, la mine antichar qui a explosé le 6 juin n’a laissé que peu de traces, mais tué deux militaires. Autour de l’ornière jonchée d’éclats de métal fusent les commentaires d’une population remontée contre le pouvoir et l’armée. « Depuis plus de un mois, on nous dit que la zone est sécurisée, mais voilà la preuve du contraire ; à qui le tour ? » peste Belgacem, ouvrier dans une ferme voisine. Il ne croyait pas si bien dire ; le 11 juin, c’est un berger et son troupeau qui étaient victimes d’une mine artisanale. L’opération Chaambi, qui aura fait à cette date sept morts et plusieurs blessés, s’est révélée plus complexe que prévue.

Fin avril, les forces de sécurité localisaient dans cette région frontalière de 100 km² des jihadistes recherchés depuis décembre 2012. Aussitôt, la zone est circonscrite. Mais ce qui aurait dû être un déploiement stratégique de routine tourne à la mission de tous les périls en raison d’un terrain difficile, qui plus est truffé de mines, essentiellement artisanales. Les jihadistes jouent les filles de l’air ; on trouve trace de leurs campements mais on peine à déterminer leur nombre et à les localiser. La traque s’essouffle. Les ministères de la Défense et de l’Intérieur assurent avoir identifié certains combattants, mais, au bout du compte, le bilan est maigre : une quarantaine d’arrestations seulement.

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« L’affaire était mal partie dès le départ. La frontière avec l’Algérie est poreuse, et ces gens-là connaissent bien le terrain et ont leurs réseaux », explique un infirmier de Kasserine, chef-lieu de la région. La question des complicités locales alimente la rumeur. « Ici, personne n’a jamais vu de terroriste », note l’épicier du douar de Charayaa, lequel rappelle qu’« en Tunisie, celui qui est étranger à une région est tout de suite repéré ». On dénonce un instituteur qui achèterait trop de pain ou un chauffeur de taxi multipliant les va-et-vient. La suspicion est générale, y compris à l’égard de l’armée. La famille de Lazar Kadhraoui, 23 ans, l’un des deux militaires morts le 6 juin, crie à une « mise en scène de la menace terroriste », tandis que les proches de l’adjudant-chef Mokhtar Mbarki, tué par un tir ami, mettent en doute la version officielle et parlent d’un règlement de comptes interne. « On ne nous dit pas tout », s’emporte le frère du défunt.

Rachid Ammar, chef d’état-major interarmées, est sur le gril.

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Mise en cause, la Grande Muette sort de sa réserve et tente de communiquer. Le colonel Mokhtar Ben Nasr, porte-parole du ministère de la Défense, confirme que les terroristes bénéficient d’une aide locale extérieure, mais, pour l’opinion publique, il n’en a pas dit assez. Nul ne sait ce qui se passe réellement dans le Jebel Chaambi. Les autorités se retranchent derrière le secret-défense. Ce qui est sûr, c’est que, faute de coordination avec les différents services de renseignements, l’armée a d’emblée été prise au dépourvu. Bien que cette région montagneuse soit toute désignée pour abriter des camps, nul n’a envisagé que les jihadistes puissent la truffer de mines. Personne n’a songé non plus à contrôler les ventes de nitrate d’ammonium, composant essentiel, avec le trinitrotoluène, des mines artisanales, couramment utilisé par les agriculteurs. « Ce sont des pros ; au lieu de clous, qui pourraient être détectés, ils mettent des cailloux tranchants. C’est tout aussi dangereux. Ce sont des techniques utilisées en Irak et en Afghanistan », précise un médecin colonel de la protection civile.

Leurres

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Au bout de six semaines de traque infructueuse, certains observateurs s’interrogent, rappelant que la lutte contre le terrorisme ne devient l’affaire de l’armée qu’en dernier ressort, lorsque le danger arrive sur le terrain. Elle est d’abord celle de services de renseignements opérationnels. Or ceux-ci ont été partiellement démantelés par l’ex-ministre de l’Intérieur Farhat Rajhi au lendemain de la révolution sans qu’aucun département ne puisse assurer efficacement le lien entre les institutions. « La seule arme efficace face au danger terroriste, c’est le renseignement et rien que le renseignement », martèle Boubaker Ben Kraïem, ancien sous-chef d’état-major de l’armée de terre. En outre, il ne s’agit pas seulement de débusquer les jihadistes mais aussi de déminer le terrain pour sécuriser la zone. Désormais, l’armée utilise des blindés pour les opérations de ratissage plutôt que l’infanterie et les unités canines. La garde nationale et la brigade antiterroriste, du ressort du ministère de l’Intérieur, lui prêtent main-forte. Les combattants du groupuscule Okba Ibn Nafaa, branche armée d’Ansar el-Charia, forment le gros du contingent des suspects. Les portraits de certains ont même été publiés. La chasse à l’homme est ouverte mais aussi la traque des cellules dormantes qui assurent le soutien logistique sans lequel les terroristes n’auraient pu tenir quarante-cinq jours dans la clandestinité. « C’est probablement trop tard. Les jihadistes ont détourné l’attention en provoquant des incendies et en laissant des traces, mais ce n’était qu’un leurre pour assurer leur repli », analyse le général à la retraite Mohamed Sellami.

Mobilisées aussi par l’état d’urgence, les forces militaires sont sur tous les fronts. « Depuis 2011, même les réservistes ont été rappelés, mais le contingent est épuisé. Dire que nous manquons d’effectifs et de moyens est un euphémisme, sachant que 70 % de nos hommes assurent aussi bien des missions aux frontières libyenne et algérienne que la protection d’institutions publiques partout sur le territoire », lâche, amer, Lotfi, un caporal de la garnison de Kasserine, qui considère pourtant que l’augmentation de sa prime à 100 dinars est une motivation aussi forte que son patriotisme. Populaire pour s’être rangée aux côtés du peuple, l’armée est cependant sous le feu des critiques (lire encadré). « Nous ne sommes pas devant une défaillance technique et logistique, nous sommes devant un manque flagrant de préparation. Voilà au moins deux ans que les jihadistes ont commencé à mettre au point leur stratégie et à s’armer. Qu’avons-nous fait pour les localiser ? Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Avons-nous seulement tenté une évaluation géostratégique pour protéger nos frontières et notre sécurité nationale ? » se demande l’expert militaire Fayçal Cherif.

Diversion ?

Pour certains, les événements du Chaambi ne seraient qu’une tentative de diversion au moment où le débat autour de la future Constitution fait rage. Pour d’autres, il s’agit des prémices d’une guérilla urbaine. À l’appui de leur thèse, ils invoquent l’appel à la vigilance lancé par Rachid Sabbagh, ministre de la Défense, d’autant que le chef d’Ansar el-Charia, Abou Iyadh, ne cache pas qu’il attend le retour des jihadistes partis combattre en Syrie pour mettre le feu au pays. « L’armée ne peut régler à elle seule le phénomène terroriste. Lutter contre l’internationale jihadiste nécessite l’appui des forces internationales et une coopération étroite avec les Algériens », analyse Jamil Sayah, président de l’Observatoire tunisien de la sécurité globale. De fait, l’action commune avec l’Algérie – qui a abouti à l’identification de 80 points de passage à contrôler, à l’établissement de 20 zones militaires et au déploiement de 10 000 militaires algériens aux frontières – n’est pas du goût de tous. « Une surveillance accrue aux frontières revient à tronquer les circuits de contrebande, lesquels financent en partie le jihadisme », explique un officier de la garde nationale de Foussana. « Il ne faut pas s’en prendre à l’armée ; elle est fidèle à ses engagements. Mettre en cause les forces de l’ordre républicaines, c’est porter atteinte à l’unité nationale. Le gouvernement a fait preuve de laxisme. La troïka n’a pas pris de décision politique pour juguler le terrorisme, par exemple en relançant le développement », assène, péremptoire, Lotfi Raissi, un agriculteur de Chaambi.

Cabale sans précédent

«L’armée ne cédera pas à la pression politique. Elle a toujours été neutre et ne faillira pas à sa mission. Dans cette période difficile, l’ingérence dans ses affaires n’est pas souhaitable », commente Mokhtar Ben Nasr, porte-parole du ministère de la Défense. Lequel rappelle que la décennie noire algérienne avait débuté par une campagne de dénigrement de l’institution militaire. L’enlisement de l’armée dans le Jebel Chaambi est prétexte à une cabale sans précédent contre son commandement. Amorcée par les islamistes sur les réseaux sociaux début juin, elle a été relancée par Mohamed Abbou, ex-secrétaire général du Congrès pour la République (CPR) et président du Courant démocratique. Les uns et les autres demandent le départ de Rachid Ammar, chef d’état-major interarmées et héros de la révolution. L’affaire devient aussitôt politique. Mohsen Marzouk, cadre de Nida Tounes, accuse les détracteurs de l’armée de faire le jeu d’Ennahdha. Rached Ghannouchi, président de la formation islamiste, n’avait-il pas déclaré à des salafistes, dans la fameuse vidéo fuitée en novembre 2012, que « le soutien de l’armée [à Ennahdha] n’était pas garanti » ? « Chaque mine qui saute signe l’échec de la troïka, qui n’a pas su gérer le problème salafiste et prévenir le terrorisme », assure le Front populaire, tandis que les autres partis s’en tiennent à un silence prudent. Pourtant, en mars, les démocrates avaient largement défendu l’indépendance du ministère de la Défense et souhaité le maintien de l’ancien ministre, Abdelkrim Zbidi, avant qu’il ne jette l’éponge en raison de tiraillements avec la présidence. C’est au tour de Rachid Ammar. Si beaucoup rappellent que des zones d’ombre entourent le rôle de l’armée pendant la révolution, d’autres estiment que le chef d’état-major n’aurait pas dû rempiler à l’heure de la retraite. Des proches du commandement militaire considèrent, eux, que certains mouvements voient d’un mauvais oeil la coopération militaire avec l’Algérie et cherchent à provoquer une déstabilisation à laquelle l’armée fait rempart. La Grande Muette reste déterminée, mais elle sait que « le pouvoir, en Tunisie, s’est toujours défié de l’armée », explique Fayçal Cherif, expert militaire.

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