Maroc : décryptage d’une vraie fausse crise gouvernementale

La guerre ouverte entre le Premier ministre marocain, Abdelilah Benkirane, et son allié de l’Istiqlal débouche sur un statu quo inédit. Décryptage d’une vraie fausse crise.

Abdelilah Benkirane (à dr.) et Hamid Chabat, le 26 novembre 2011. © AIC Press

Abdelilah Benkirane (à dr.) et Hamid Chabat, le 26 novembre 2011. © AIC Press

Publié le 27 juin 2013 Lecture : 6 minutes.

Voilà plus d’un mois que l’Istiqlal est démissionnaire du gouvernement, tout en y gardant six ministres, dont le très sollicité Nizar Baraka, ministre des Finances, chargé de redresser la barre d’une économie en pleine crise de confiance. Un mois que les observateurs, les éditorialistes et une partie de l’opinion publique attendent le coup d’après. Un mois que Hamid Chabat, patron de l’Istiqlal, multiplie les apparitions publiques pour dénoncer l’amateurisme et l’incurie d’un gouvernement dont il est pourtant encore l’allié. Un mois que le Premier ministre, Abdelilah Benkirane, tout en affichant une sérénité de façade, peste en privé contre les « crocodiles » et les « esprits » qui affaibliraient son pouvoir.

Un mois, enfin, que Mohammed VI, dont l’Istiqlal a sollicité l’arbitrage d’une manière ambiguë et pour le moins maladroite, a quitté le royaume sans trancher le différend entre les deux têtes de la majorité. Après cette accélération exagérément dramatique du tempo politique, le statu quo a tout aussi brusquement fait retomber l’adrénaline. Avouons que, de l’extérieur, cette situation est incompréhensible. Tous les médias qui se sont précipités pour parler de crise gouvernementale ont été démentis par les faits. « Il n’y a pas de crise politique puisque l’Istiqlal n’a pas mis sa menace à exécution », tempère le politologue Mohamed Tozy. Sage analyse qui refuse de céder au sensationnalisme, même si on peut s’interroger sur les conséquences à plus long terme de ce qui apparaît comme un coup de bluff raté.

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À qui profite le blocage ?

Ce qui était censé être une crise gouvernementale a lentement dérivé vers un statu quo inédit. Au-delà de l’intervention de Mohammed VI, qui s’est limitée à un « royal » coup de fil à son fidèle sujet, c’est l’attitude prudente de Benkirane qui semble avoir circonscrit l’incendie. Le chef de la majorité n’a pas répondu officiellement à l’affront de son allié récalcitrant, en prenant prétexte du formalisme juridique : « Nous n’avons reçu ni communication officielle ni liste de revendications. » Comprenez : « Nous ne sommes pas concernés. Si l’Istiqlal veut se retirer, qu’il prenne ses responsabilités. » Toutes les voix autorisées au sein de sa formation, le Parti de la justice et du développement (PJD), ont relayé ce discours. Avec comme corollaire : « Nous, islamistes, n’avons pas peur d’éventuelles législatives anticipées. »

La fâcherie avec l’Istiqlal leur a d’ailleurs permis de tenter leur propre bluff, plus discret, mais qui semble avoir porté ses fruits. Depuis les législatives de novembre 2011, qui les ont propulsés au pouvoir, les cadres du PJD labourent leur pré électoral. Ils ont ainsi regagné les sièges remis en jeu lors de législatives partielles, maintenant leur total à 107 députés sur 395, tout en se permettant d’offrir un député à leurs partenaires du Parti du progrès et du socialisme (PPS), qui bataillent pour maintenir un groupe parlementaire (20 députés au minimum). Le PJD est en position de force électorale, ce qu’accréditent les sondages sur la popularité intacte de Benkirane. Un député de l’opposition penche pour une logique d’attente. « Rien ne sert de courir vers des législatives anticipées. Nous nous préparons pour 2016 [date de la fin de la législature actuelle]. »

Que veut (vraiment) Chabat ?

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Après avoir tiré à vue sur Benkirane et sur ses ministres – avec une préférence pour ceux du PPS -, réclamé à cor et à cri une remise à plat de la coalition gouvernementale, multiplié les attaques verbales aussi violentes que vaines, exigé un duel télévisé avec le chef du gouvernement, Chabat a finalement accepté de revenir à la table des négociations. C’est la dernière posture du zaïm de l’Istiqlal qui était d’ailleurs en filigrane de son coup de poing sur la table. Ce syndicaliste madré, arrivé à la tête de son parti à la faveur d’un véritable putsch contre la famille El Fassi, n’a jamais entériné les choix de son prédécesseur – et ex-Premier ministre, de septembre 2007 à novembre 2011.

Chabat veut des ministres à sa main. Et pour imposer les siens, il est prêt à sacrifier ceux qui ne lui prêtent pas allégeance. Aussi bien Nizar Baraka, gendre d’Abbas El Fassi et bien en cour, que le ministre de l’Éducation nationale, Mohamed Louafa, un temps candidat à la tête de l’Istiqlal. Pour faire plaisir à sa base, Chabat réclame surtout plus de portefeuilles, s’estimant lésé par la répartition actuelle. L’Istiqlal (60 sièges au Parlement) a hérité de 6 ministères seulement, tandis que le PPS (18 sièges) gère les ministères relativement importants de l’Habitat et de l’Urbanisme, de la Santé, de la Culture, et de l’Emploi.

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Benkirane est-il un chef de gouvernement partisan ?

Selon ses détracteurs, Benkirane serait un chef de gouvernement ouvertement partisan et donc injuste. C’est l’argument préféré de Chabat, et c’est celui qui porte au-delà de la majorité. L’opposition, qui a boycotté par exemple la séance des questions au chef du gouvernement le 31 mai, lui reproche un style autoritaire. Il est vrai que le style Benkirane privilégie une forme d’« exercice solitaire du pouvoir », selon la formule du politologue Mustapha Sehimi. Le PJD a beau mettre en avant sa direction collégiale, son chef n’hésite jamais à affirmer son autorité. Il l’a d’ailleurs fait dès le 11 mai au soir en publiant un communiqué rappelant que le secrétaire général du parti cumule la casquette de porte-parole officiel.

Pourtant, le leader islamiste est plutôt généreux avec ses partenaires. Certes, le PJD se taille la part du lion dans le gouvernement avec douze ministres, mais il a concédé sans rechigner le portefeuille régalien de l’Intérieur à Mohand Laenser, chef du Mouvement populaire (MP). « Le PJD assume d’être au pouvoir et de placer ses pions », avance Mohamed Tozy. C’est plutôt l’Istiqlal qui semble privilégier ses questions internes, dont la loyauté au zaïm, au bon fonctionnement de la coalition. « Lors du gouvernement d’alternance [1998-2002], les istiqlaliens se sont montrés des alliés peu commodes », souligne un ancien ministre socialiste.

Le roi doit-il intervenir ?

En demandant à Chabat, le soir de la décision du Conseil national, de maintenir « ses » ministres au gouvernement, Mohammed VI a semblé intervenir dans une brouille institutionnelle. Pourtant, la suite des événements éloigne la perspective d’un arbitrage formel du roi. Mais il n’a pas tranché en faveur de Chabat. « Le roi a réaffirmé sa confiance au gouvernement », a rappelé son porte-parole, Mustapha El Khalfi. Match nul. Dans les faits, le souverain peut très bien user de son autorité morale pour peser sur les protagonistes.

D’un autre côté, de nombreuses voix, tant dans la majorité qu’en dehors de celle-ci, ont analysé le recours au roi comme une régression démocratique, peu compatible avec l’esprit d’une Constitution qui accorde formellement une autonomie au gouvernement. « Nous ne pouvons pas réclamer plus de prérogatives et nous réfugier, à la première fâcherie, dans le bureau de Sidna [« Monseigneur », formule désignant le roi]. »

Que dit la Constitution ?

L’article 42 de la Constitution donne au roi des pouvoirs considérables. Il est « garant de la pérennité et de la continuité de l’État et arbitre suprême entre ses institutions ». En soi, la brouille entre deux chefs de parti au sein de la majorité ne concerne pas directement les institutions. Un éventuel remaniement peut survenir à l’initiative du roi ou du chef du gouvernement, qui demande au roi de « mettre fin aux fonctions d’un ou de plusieurs membres du gouvernement du fait de leur démission individuelle ou collective » (article 47). Par ailleurs, le roi a le pouvoir de dissoudre « les deux Chambres ou l’une d’elles seulement » (article 96). Le chef du gouvernement peut aussi dissoudre la Chambre des représentants.

L’application de cette nouvelle Constitution, approuvée par référendum en juillet 2011, ne pose pas encore de problèmes d’interprétation, mais la pratique est encore récente, ce qui explique la frilosité des uns et des autres.

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