Se souvenir de George Stinney Jr, exécuté en 1944 à 14 ans
Avec son nouveau roman, « Missié », l’auteur français Christophe Léon revient sur l’histoire de ce jeune garçon noir de 14 ans, jugé en quelques heures et exécuté quelques semaines plus tard pour le meurtre de deux fillettes blanches, en 1944.
Il faut se souvenir de George Stinney. Il faut se souvenir de George Junius Stinney Jr. parce qu’il est mort trop jeune, parce qu’il est mort victime de l’injustice, parce que sa mort témoigne d’une époque et d’une société sans égards ni pitié pour les Noirs, fussent-ils âgés de seulement 14 ans. Avec Missié, son nouveau roman illustré par Barroux, l’écrivain français Christophe Léon (Les mangues resteront vertes, Délit de fuite, Baba !, etc.) ressuscite littéralement l’adolescent condamné à mort et exécuté par électrocution le 16 juin 1944 à Columbia, en Caroline du Sud.
Sans pathos ni voyeurisme, mais avec beaucoup d’empathie, l’auteur engagé donne la parole à l’enfant, dont il a légèrement modifié le patronyme : « Je m’appelle Martin Julius Crow Jr. Je ne suis pas un être de fiction, Missié. Soixante-dix sept ans après qu’on a grillé mon corps, on m’a réhabilité. Je suis le petit Négro sauvé de l’oubli. Ça n’a pas la moindre importance pour moi. Et pour toi, Missié, ça en a ? »
« George s’imaginait artiste »
S’il situe son histoire à Cookeville, comté de Putnam, dans le Tennessee, la véritable et tragique histoire de George Junius Stinney Jr. commence, elle, à Pinewood, en Caroline du Sud, où ce dernier est né le 21 octobre 1929. De sa courte vie, on ne sait évidemment pas grand-chose, tant d’années après les faits. Son père travaillait dans une scierie, sa mère était employée de cantine. Bon élève à l’école, il aimait s’occuper du jardin et des bêtes.
En 2014, alors que la famille de l’enfant entamait une procédure pour que son procès soit révisé, deux de ses sœurs, alors âgées de plus de 70 ans, ont témoigné sur leur frère. Pour l’une d’elles, Aime Stinney Ruffner, George s’imaginait artiste : « Chaque fois qu’il voyait un avion dans le ciel, il essayait de le dessiner. Il était calme, mais intelligent. » Le destin – ou plutôt la cruauté d’une société profondément raciste – n’ont pas permis à l’adolescent calme de devenir un homme.
Le 23 mars 1944, deux jeunes filles partent à bicyclette cueillir des fleurs sauvages. Elles s’appellent Betty June Binnicker et Mary Emma Thames. La première a onze ans, la seconde, sept. Elles sont toutes les deux blanches. Elles seront retrouvées mortes le lendemain dans un fossé, non loin de la maison des Stinney, rouées de coups, le crâne éclaté. George Stinney Jr., qui les a vues avant le drame, a eu le malheur de le raconter. Oui, il a rencontré les deux fillettes non loin de la voie de chemin de fer séparant les quartiers noirs des quartiers blancs de la ville d’Alcolu, comté de Clarendon. Sa sœur aussi s’en souvient : « Elles nous ont demandé où elles pourraient trouver des fleurs pour faire un bouquet. On leur a dit qu’on ne savait pas. Elles sont reparties de leur côté. »
Coupable idéal
Pour les enquêteurs blancs, pas besoin de chercher plus loin, l’adolescent noir de 14 ans est le coupable idéal. Ils le cueillent chez lui, extorquent des aveux, interdisent à sa famille de lui rendre visite. Le procès – si tant est que l’on puisse utiliser ce mot – a lieu le 24 avril dans le palais de Justice du comté de Clarendon. Il commence à 12 h 30 et se termine à 17 h 30. Le jury, entièrement composé de Blancs, délibère pendant moins de dix minutes avant de déclarer George Stinney Jr. coupable du double meurtre.
Malgré la mobilisation suscitée par l’affaire, le gouverneur Olin D. Johnston refuse de gracier l’enfant. « Il serait peut-être intéressant pour vous de savoir que Stinney a tué la petite fille et violé la grande. Puis, il a tué la grande et violé son cadavre. Vingt minutes plus tard, il est revenu pour la violer à nouveau, mais son corps était trop froid. Tout cela, il l’a reconnu », écrit alors le gouverneur, s’appuyant en réalité sur de simples rumeurs, les rapports médicaux-légaux ne prouvant en aucune manière que les fillettes aient été violées.
Huit interminables minutes
Moins de trois mois plus tard, le 16 juin 1944, George Stinney Jr. est conduit à la chaise électrique. Le matériel de mort n’est pas adapté à la corpulence d’un enfant : il doit être rehaussé et le masque ne tient pas sur son visage. Son agonie va durer huit interminables minutes avant qu’il ne soit déclaré mort.
Dans Missié, Christophe Léon ne s’attarde pas sur l’horreur du calvaire, préférant glisser une infime note d’espoir dans les dernières pensées du jeune homme : « J’ai su quelle était ma vocation. Pourquoi j’étais sur terre. À cet instant précis, toute la destinée de mon peuple, des Noirs américains, de mes ancêtres, était entre mes mains. Je n’étais pas un numéro. Pas un chien. Pas un meuble. J’étais Martin Julius Crow Jr., fils de Jo et Sarah Crow, frère d’Ida et Minnie Crow, petit-fils de Julius mon grand-père et de Billy ma grand-mère. J’étais un homme. J’étais la chair et la mémoire vivante d’un peuple. Je n’avais plus 13 ans, mais des milliers d’années. Si mes yeux pleuraient. Si mon corps tremblait. Si la sueur envahissait mon front. Mon âme, elle, était immortelle et inviolable. »
Si Christophe Léon a choisi le patronyme de Crow plutôt que celui de Stinney dans Missié, c’est bien dans l’intention de rappeler la pesanteur des lois américaines dites « Jim Crow », mises en place pour entraver les droits des Noirs dans les États du Sud et effectives entre 1877 et 1964. « Si je lui avais donné son véritable nom, cela m’aurait un peu bloqué dans mon approche, confie le romancier. Je me serais senti obligé de suivre l’histoire telle qu’elle s’est déroulée, et j’aurais écrit un documentaire. Je préfère une approche plus détachée, qui à mon avis touche plus le lecteur. »
Postérité
Certes, rien ne rendra à George Stinney la vie qui lui a été enlevée. Mais oui, son âme est immortelle : nombreux sont les auteurs qui, aujourd’hui, lui rendent hommage et le font vivre à travers livres et films. En 1988, l’Américain David Stout s’est inspiré de l’affaire pour écrire Carolina Skeletons – George Stinney y apparaît sous le nom de Linus Bragg.
Le livre, récompensé du prix Edgar Allan Poe du meilleur premier roman, a été adapté en 1991 au cinéma par John Erman (Un coupable idéal). Plus récemment, les écrivains Georges Cocks et Florence Cadier se sont tous les deux intéressés à l’affaire, publiant respectivement Joe Steanay (2017, édition indépendante) et Né coupable (2020, Talents Hauts). Dans La ligne verte (Frank Darabont, 1999), le personnage de John Coffey pourrait bien avoir été inspiré par l’adolescent : il est, lui aussi, accusé à tort du meurtre de deux fillettes blanches…
En 2014, 70 ans après la mort de Stinney, le jugement qui l’a conduit dans le couloir de la mort a été annulé en raison des nombreuses irrégularités ayant entaché son déroulement. La rareté des archives et la disparition de la plupart des pièces à conviction rendent quasiment impossible la tenue d’un procès en révision qui permettrait de faire toute la lumière sur l’affaire. Mais se souvenir de George Stinney Jr, l’un des plus jeunes condamnés à mort de l’histoire des États-Unis, comme se souvenir de George Floyd, c’est déjà regarder en face les injustices d’une époque – et s’armer pour les combattre.
Missié, de Christophe Léon, illustré par Barroux, éditions D’eux, 86 pages, 13,90 euros
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