Kenya – Grande-Bretagne : mémoires de nos pères

Londres a fini par céder. Plusieurs milliers de rescapés de l’insurrection Mau Mau au Kenya, dans les années 1950, vont être indemnisés. Une décision qui rouvre le dossier sensible des crimes commis par les anciennes puissances coloniales.

Vétérants Mau Mau, à Nairobi, le 6 juin 2013. © Phil Moore/AFP

Vétérants Mau Mau, à Nairobi, le 6 juin 2013. © Phil Moore/AFP

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Publié le 25 juin 2013 Lecture : 6 minutes.

Cheveux et colliers de barbe sont devenus grisonnants. Et le sourire de satisfaction qui se dessine sur leurs visages ravinés ne parvient pas à effacer la gravité de leur regard. Assis côte à côte dans une salle comble de l’hôtel Hilton de Nairobi, les derniers témoins du martyre Mau Mau – ce mouvement qui, de 1952 à 1960, se souleva contre le joug britannique – sont venus savourer leur improbable victoire contre l’ancienne puissance coloniale. Le 6 juin, après avoir longtemps nié l’évidence, Londres leur a finalement donné gain de cause. Par la voix de son ministre des Affaires étrangères, William Hague, l’ancien empire reconnaît « que des Kényans ont été victimes de tortures et de mauvais traitements aux mains de l’administration coloniale » et annonce une indemnisation de plus de 23 millions d’euros.

Paradoxalement, la nouvelle de cette victoire provoque plus de vagues dans la presse internationale et chez les historiens européens que sur le continent africain. Comme si les revendications visant à obtenir reconnaissance et dédommagement concernaient davantage la Grande-Bretagne, la France ou la Belgique que leurs anciennes colonies. « C’est une décision tardive mais salutaire », insiste Alioune Tine, le président du Comité sénégalais des droits de l’homme. Mais à Dakar, Kigali, Kinshasa ou Yaoundé, le dernier combat des Mau Mau est passé presque inaperçu.

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Le Royaume-Uni n’en est pas à son premier acte de repentance coloniale. En 1995, la reine Élisabeth II avait présenté des excuses à la plus grande tribu maorie de Nouvelle-Zélande pour l’accaparement de ses terres, au XIXe siècle. Vingt ans plus tôt, un tribunal avait été chargé d’arbitrer les litiges découlant des revendications autochtones, ce qui avait conduit à la restitution d’une large partie des territoires revendiqués et au versement d’un dédommagement aux populations spoliées. La stratégie judiciaire, déjà, s’était montrée payante.

"Ce sont des crimes qu’on ne peut réparer"

En 2004, c’est l’Allemagne qui allait accomplir un pas encore timide mais tout aussi symbolique. Pour la première fois depuis l’insurrection des Hereros dans l’actuelle Namibie, qui avait donné lieu à une campagne de répression tellement féroce qu’elle est souvent considérée comme le premier génocide du XXe siècle, la ministre allemande de la Coopération participait à la célébration du centième anniversaire du soulèvement. « Je suis ici pour témoigner des excuses et de la reconnaissance de la culpabilité du gouvernement allemand », avait-elle déclaré. Berlin avait tout de même opté pour une certaine retenue dans le choix des termes car, trois ans plus tôt, des Hereros avaient saisi la justice américaine pour exiger une indemnisation financière. « Ce sont des crimes qu’on ne peut réparer, ajoute Alioune Tine. Mais de telles déclarations représentent des gestes symboliques importants. » 

Et la France dans tout ça ? « Le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’est pas à l’avant-garde en matière de reconnaissance des pages sombres de son passé colonial », estime l’universitaire Olivier Le Cour Grandmaison, auteur du livre Coloniser, exterminer. De fait, à Paris, les aveux sont aussi rares que timides. Le 27 février 2005, c’est par la bouche de son ambassadeur à Alger que la France s’est fendue d’une déclaration que l’on n’attendait plus : « Je me dois d’évoquer une tragédie qui a particulièrement endeuillé votre région. Je veux parler des massacres du 8 mai 1945 […] : une tragédie inexcusable. » Pour la première fois, un officiel français reconnaissait la responsabilité de la République dans la répression de Sétif.

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Quelques mois plus tard, à Madagascar, c’est le président Jacques Chirac en personne qui admettait la responsabilité de la France dans la violente campagne contre-insurrectionnelle conduite en 1947 sur la Grande Île. « Il faut avoir conscience du caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial », déclarait-il. Quant à François Hollande, moins de six mois après son élection, il allait rompre l’omerta sur une autre page sombre de l’histoire franco-algérienne : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression [à Paris]. La République reconnaît avec lucidité ces faits. » 

Mythologies

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Mais pour le reste, aucune conséquence ne sera tirée de ces aveux officiels. « Si la reconnaissance de ces crimes se faisait trop explicite, on s’exposerait à des poursuites judiciaires », analyse l’historien Pascal Blanchard, spécialiste du fait colonial. Au-delà de cette épée de Damoclès, il semble bien que le blocage tienne aussi à une spécificité française : « Ce sont des forces républicaines qui se pensaient progressistes qui ont rétabli la France comme grande puissance impériale, analyse Olivier Le Cour Grandmaison. La reconnaissance de ces crimes remet en question de grandes mythologies nationales ou partisanes, de Jules Ferry à de Gaulle en passant par Mitterrand. » Une « mythologie républicaine » spécifiquement française, qui expliquerait la gêne qui s’empare des plus hautes autorités de l’État sitôt que sont évoquées les exactions commises dans l’ex-empire. « On professe encore que la France a apporté les lumières à des civilisations qui vivaient dans les ténèbres, alors que d’autres puissances coloniales se sont abstenues de vanter cette mission civilisatrice », poursuit Pascal Blanchard.

Au Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), Louis-Georges Tin estime lui aussi que « la France est un cas à part ». Après l’élection de François Hollande, l’association qu’il préside avait reçu l’assurance que le gouvernement était prêt à envisager un aggiornamento. En vain. Le Cran s’est donc tourné vers les tribunaux. À l’occasion de la dernière journée de commémoration de l’esclavage, en mai 2013, l’association a assigné en justice la Caisse des dépôts et consignations et deux de ses filiales. Au moment de l’indépendance d’Haïti, la banque s’était en effet chargée d’encaisser la « rançon » (estimée à 17 milliards d’euros) versée par les anciens esclaves de Saint-Domingue pour dédommager les planteurs, leurs anciens maîtres. Une perspective d’indemnisation qui devait pourtant être balayée d’un revers de main par François Hollande dans le discours prononcé à l’occasion de la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage. S’abritant derrière Aimé Césaire, le chef de l’État prétextait une « impossible réparation » des souffrances induites par la traite négrière et l’esclavage.

"Reconnaissance symbolique importante"

La démarche du Cran aura au moins eu le mérite de poser la question de la reconnaissance des crimes coloniaux par voie de justice. Selon Jacques Morel, auteur du Calendrier des crimes de la France outre-mer, « la démarche judiciaire n’est pas répandue dans les milieux anticolonialistes français, que leur culture porte davantage à des prises de position politiques ». Le Cran réfléchit désormais au dépôt d’une plainte contre la société Spie Batignolles, dont l’ancêtre fut chargé de la construction du chemin de fer Congo-Océan, au Congo-Brazzaville, dans les années 1920. Sur ce chantier de 510 km, 17 000 personnes perdirent la vie. En leur temps, André Gide comme Albert Londres avaient alerté leurs concitoyens sur cette effroyable hécatombe.

« Je trouve très positif que la justice soit utilisée pour faire reconnaître la vérité historique tout en accordant un dédommagement aux victimes, estime le journaliste Manuel Domergue, coauteur de Kamerun !, une enquête de référence sur la répression des maquis de l’Union des populations du Cameroun (UPC) avant et après l’indépendance de ce pays. Même si l’indemnisation ne saurait être à la hauteur du préjudice subi, c’est une reconnaissance symbolique importante. » Concernant cette guerre secrète que Paris n’a jamais assumée officiellement (en 2009, le premier ministre, François Fillon, la qualifiait encore de « pure illusion »), la route semble toujours longue. Même si des rescapés sont encore vivants, les héritiers de l’UPC peinent à organiser une démarche politique et judiciaire semblable au combat entrepris par les Mau Mau kényans.

Quand l’Italie dédommageait la Libye de Kadhafi

En matière de contrition et d’indemnisation postcoloniales, l’un des précédents les plus édifiants à la victoire obtenue par les Mau Mau est le fait d’un improbable duo. En août 2008, le « Guide » libyen Mouammar Kadhafi et le président du Conseil italien Silvio Berlusconi annoncent avoir conclu un accord historique au terme duquel l’ancienne puissance coloniale (de 1911 à 1942) s’engage à verser à la Libye l’équivalent de 3,4 milliards d’euros. Une somme dont le versement doit s’échelonner sur une période de vingt-cinq ans, sous forme d’investissements annuels dans des projets d’infrastructures. « Il est de mon devoir, en tant que chef du gouvernement, de vous exprimer au nom du peuple italien notre regret et nos excuses pour les blessures profondes que nous vous avons causées », lançait le Cavaliere à Benghazi, après s’être incliné devant le fils du héros de la résistance libyenne contre l’occupant italien, Omar al-Mokhtar. Quant à Mouammar Kadhafi, il saluait « un moment historique durant lequel des hommes courageux attestent de la défaite du colonialisme ». M.B.

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Par Mehdi Ba

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