Afrique du Sud – Danse : éclats de vies
Ancien plasticien, le chorégraphe Steven Cohen affirme haut et fort son identité juive et son homosexualité dans des créations queer provocatrices et anticonformistes.
Une infinie douceur se dégage de son visage aux traits durcis par une vie qui ne l’a pas épargné et une sensibilité extrême s’échappe de son corps régulièrement mis à rude épreuve par des chorégraphies et des costumes exigeant une santé de fer. Steven Cohen cultive les paradoxes. Alors qu’il semble brisé par un passé douloureux et un présent amer, le performeur sud-africain est capable de soulever des montagnes. Il a l’endurance et la résilience de ceux qui ont choisi de combattre les inégalités et qui ont fait de cet engagement une ligne de conduite. L’art lui a sauvé la vie et il entend bien s’en servir pour interroger dans des créations provocatrices et anticonformistes son identité de « monstre homosexuel juif et blanc » et sa place dans une société postapartheid.
« Tout ce que je suis, j’ai décidé de le montrer de manière hypervisible », explique-t-il. Dans ses performances, ce petit-fils de Juifs lettons ayant fui une Europe fasciste et trouvé refuge, par défaut, en Afrique du Sud joue avec les traits physiques prêtés aux Juifs (un nez proéminent, des oreilles décollées) et il arbore une étoile jaune, sur son front ou sur son sexe. Il pourrait tout aussi bien arborer le triangle rose que l’on faisait porter aux homosexuels déportés dans les camps d’extermination, mais il n’en a pas trouvé. Pas question de reconstitution. Steven Cohen ne travaille qu’avec des objets authentiques pour mieux les détourner ensuite. Sa création Title Withheld. For Legal and Ethical Reasons (« Sans titre. Pour raisons légales et éthiques »), présentée lors du Festival d’Avignon (sud de la France) en 2012, lui a été inspirée par la découverte sur un marché aux puces de La Rochelle d’un journal écrit, entre 1939 et 1942, par un jeune homme juif de 17 ans.
Steven Cohen a un rapport fétichiste aux objets. Son atelier est un joyeux bric-à-brac où s’accumule un trésor d’objets chinés : des gramophones – qui constitueront bientôt un nouveau tutu -, des carnets de soldats nazis, quelques-uns de ses tableaux baroques, une chasuble détournée, sans oublier ses improbables chaussures façonnées à partir de crânes, de cornes d’oryx ou de pieds d’éléphants.
Égalité
À 50 ans, le plasticien-chorégraphe-performeur partage sa vie entre l’Europe, où il se produit régulièrement et où il réside à Lille (nord de la France) avec le soutien de Latitudes Prod, et sa ville natale, Johannesburg. « Mon corps est en France mais mon coeur est en Afrique du Sud », souligne celui qui depuis 2009 n’est plus enseigné dans les écoles d’art de son pays. « Mon travail a été déclaré immoral. Je pensais que l’Afrique du Sud avait changé. J’ai été naïf. J’ai cru que nous, les queers, pourrions enfin être acceptés. Mais quoi que nous fassions, nous ne le serons pas. Nous sommes toujours victimes de discriminations, d’insultes, de meurtres. Nous ne demandons pas à être considérés comme des gens "normaux". Nous ne serons jamais comme les autres. Nous ne voulons qu’une chose : l’égalité », précise-t-il.
Mon arme c’est ma nudité. Je représente la liberté, et la liberté est dangereuse.
Steven Cohen ne s’impose aucune limite et a choisi de descendre dans la rue à la rencontre de ses compatriotes. « Les galeries étaient réservées aux Blancs. Les Noirs n’y vont toujours pas. » En 2001, revêtu d’un simple lustre transformé en tutu, il arpente un bidonville de Newtown (Johannesburg) que doivent démolir les autorités. Les réactions des habitants sont tantôt hostiles tantôt enjouées, telle celle de cette jeune femme qui compare son apparition à celle d’un ange. « Bien souvent, les femmes sont plus réceptives à mon art que les hommes, explique-t-il. Car j’utilise des codes, comme la beauté, qui leur parlent plus facilement. » Si les autorités sud-africaines ont parfois mis fin à ses performances, elles ne l’ont pas pour autant arrêté ; contrairement à la police française qui a peu apprécié de le voir nu, une loupe sur son pénis circoncis, devant le Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation à Lyon. « Je fais peur, analyse l’artiste, Mon arme, c’est ma nudité. Je représente la liberté et la liberté est dangereuse. » Avant d’ajouter : « Même les homosexuels sud-africains estiment que je nuis à leur image. Mais ils ne comprennent pas qu’il s’agit d’art. Dans la vie privée, je suis tout le contraire ! Je suis extrêmement timide, je ne suis pas un travesti, je ne pratique pas le BDSM… », confesse un homme effectivement on ne peut plus discret.
Thérapie
Si Steven Cohen a choisi de jouer avec les codes gays et drag-queens, c’est pour affirmer ce que les bien-pensants, les conservateurs et autres « esprits étroits » refusent de voir, à l’instar de ses parents qui ont nié l’homosexualité de son frère aîné, lequel a alors développé « une haine de soi » le poussant il y a sept ans au suicide. « Mes parents étaient l’opposé de tout ce que je voulais devenir. C’est terrible à dire. Ils attendaient de moi ce que je ne pourrai jamais leur donner », confie l’ancien enfant « élevé comme un raciste blanc ». C’est à l’âge de 13 ans que Steven Cohen prend conscience de la dure réalité du régime d’apartheid. En accompagnant sa nourrice, Momsa Dhlamini, hors de la maison familiale, il découvre que celle qui est traitée comme une esclave par sa famille est une reine chez elle. Steven Cohen lui rendra hommage en 2011 dans The Cradle of Humankind en la faisant monter sur scène à ses côtés.
Le Sud-Africain a fait de l’art une thérapie, qui lui permet de panser les blessures de l’apartheid et qui lui a évité de sombrer dans la folie lors de son service militaire. « Je refusais de toucher une arme, et j’étais effrayé de voir tous ces jeunes Blancs qui voulaient aller tuer "du Noir". Je me suis vu perdre la raison et j’ai été placé en isolement psychiatrique pendant six mois. Le dessin et la sérigraphie m’ont évité de basculer totalement. » Aujourd’hui, ce rescapé affirme que seul l’engagement artistique des lesbiennes noires, comme Zanele Muholi (lire pp. 102-103), dont il apprécie le travail, permettra à la société sud-africaine de s’accepter telle qu’elle est. Doublement arc-en-ciel.
Le Cygne noir
Son Swan Lake se moque des codes de la danse classique, longtemps réservée à l’élite blanche, et aborde la question de l’homosexualité, « un thème universel ». La jeune chorégraphe sud-africaine noire Dada Masilo (28 ans) revisite avec humour et gravité Le Lac des cygnes en compagnie d’une dizaine de danseurs (tous excellents) et « fusionne la danse africaine et le ballet ». Les hommes sont en tutu et Siegfried refuse d’épouser sa promise, révélant alors son amour pour un autre homme. Dans cette création, Dada Masilo a choisi « une approche ludique » pour évoquer le rejet dont peut être victime la communauté gay (conduisant encore trop souvent à la torture et au meurtre) et la pandémie du sida. Une réussite. S.K.-G.
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