Turquie : Erdogan, ou quand le calife trébuche

En réprimant brutalement de pacifiques manifestants, le 31 mai à Istanbul, Recep Tayyip Erdogan a provoqué la première grande vague de contestation populaire depuis la fondation de la République, en 1923. « Printemps turc » ou remake de Mai 68 ?

Affrontements entre jeunes manifestants et forces de sécurités, à Ankara, le 2 juin. © BUHRAN OZBILIC/AP/SIPA

Affrontements entre jeunes manifestants et forces de sécurités, à Ankara, le 2 juin. © BUHRAN OZBILIC/AP/SIPA

JOSEPHINE-DEDET_2024

Publié le 12 juin 2013 Lecture : 6 minutes.

La reconstruction d’une caserne ottomane (à la gloire du passé), l’érection d’un centre commercial (à la gloire du business), l’édification d’une mosquée (à la gloire de Dieu). C’est par ce triple hommage aux valeurs de la petite bourgeoisie dévote et affairiste qui forme le noyau de son électorat que Recep Tayyip Erdogan envisageait de remodeler la place Taksim, coeur battant d’Istanbul. En projetant d’y détruire un espace vert attenant (le parc Gezi) et un centre culturel consacré à Mustafa Kemal Atatürk, le père de la nation, le Premier ministre islamo-conservateur aurait du même coup nargué le camp laïque et pris une revanche sur l’Histoire.

Mais celui que ses détracteurs surnomment le calife en raison de sa conception autoritaire du pouvoir a trébuché. La brutalité avec laquelle la police s’en est prise à un groupe de défenseurs du parc Gezi a provoqué l’indignation de la population. Partie de la place Taksim le 31 mai, la révolte s’est étendue à Ankara et à 77 villes. Tirs tendus de grenades lacrymogènes, matraquages, usage de canons à eau et de véhicules blindés… Totalement infiltrée par Erdogan, qui, en quelques années, en a triplé les effectifs, la police a déployé un arsenal de guerre face à des manifestants pacifiques. Bilan provisoire : 3 morts et plus de 4 000 blessés, selon les syndicats de médecins. Et 1 700 personnes arrêtées, parfois pour avoir simplement envoyé des messages sur Twitter – réseau social dans lequel le Premier ministre croit discerner une « menace pour la société ».

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Légitimité

Mettant à profit son absence – il était en tournée au Maghreb -, Abdullah Gül, le président, et Bülent Arinç, le vice-Premier ministre, ont regretté l’usage disproportionné de la force, présenté des excuses aux blessés et reçu une délégation d’opposants au projet immobilier. Avant son départ, Erdogan avait au contraire multiplié les provocations à l’égard des manifestants et, réfutant le terme de « printemps turc », insisté sur la légitimité qu’il tient des urnes. Certes, depuis 2002, il a mené à sept reprises le Parti de la justice et du développement (AKP) à la victoire, améliorant sans cesse son score jusqu’à frôler les 50 % aux législatives de 2011. Pourtant, en déniant à l’autre moitié du pays le droit de s’exprimer, en traitant les manifestants de « pillards » à la solde de « puissances étrangères » et en menaçant de lancer contre eux 200 000 de ses partisans, il a tenu des propos que n’auraient pas reniés les despotes renversés par le Printemps arabe.

Comme la France en 1968, la Turquie s’ennuie. Mais elle se réveille.

Son absence flagrante de culture démocratique lui a été renvoyée tel un boomerang par son « frère » Gül, issu lui aussi de l’AKP mais qui se positionne désormais comme un rival dans la perspective de la présidentielle de 2014. « La démocratie ne se traduit pas seulement par le vote, mais aussi par l’acceptation de points de vue différents », a estimé le président. À Rabat, quand on lui a rapporté ces propos, Erdogan a blêmi de rage. Il ne sera pas facile à cet homme colérique et « rancunier comme un chameau » (dixit Rusen Çakir, son biographe) de calmer le jeu. Un temps banni de la vie publique et jeté en prison, puis menacé par une armée putschiste qu’il est peu à peu parvenu à affaiblir, ce battant de la politique succombe depuis deux ans à l’ivresse des cimes, au point que ses propres conseillers s’en inquiètent en privé.

Il ferait bien pourtant de cesser de mépriser des manifestants jusqu’ici ni politisés ni organisés. Cette fronde pourrait coûter à l’AKP la municipalité d’Istanbul en 2014. Et à Erdogan, le fauteuil présidentiel qu’il convoite. Car ce mouvement n’a rien à voir avec les démonstrations de force du camp laïque, en 2007-2008. Ni avec un conflit circonscrit à une catégorie sociale (les ouvriers, en 1971) ou à une minorité ethnique (la rébellion kurde, depuis trente ans). Il s’agit de la première révolte populaire depuis la fondation de la République, en 1923. Une révolte citoyenne, spontanée, certes uniquement citadine mais englobant toutes les catégories sociales, toutes les classes d’âge et, désormais, deux syndicats. Elle traduit l’immense ras-le-bol d’une moitié de la société qui étouffe dans le corset de l’islamisme, fût-il « modéré ». « Erdogan décrète tout ce qu’il faut qu’on fasse, on en a marre », s’exclame un groupe de jeunes, parmi lesquels deux filles voilées. « C’est une sorte de Mai 68, commente un étudiant francophile. À l’époque, Pierre Viansson-Ponté avait écrit dans Le Monde un article prémonitoire intitulé "La France s’ennuie". Eh bien, la Turquie s’ennuie. Et elle se réveille. Elle veut une vraie démocratie, un vrai pluralisme. » « C’est la révolte de "l’autre" : le Kurde, l’alévi, l’opposant, le laïque, l’homosexuel, la féministe, l’artiste… Tous ceux qui refusent que le pouvoir supprime nos libertés individuelles et s’attaque à notre mode de vie », résume un autre.

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Inféodés

Les libertés individuelles ? Elles ont régressé depuis deux ans : élus et cadres du Parti pour la paix et la démocratie (BDP, pro-Kurdes) emprisonnés, universitaires censurés, artistes de renommée internationale (comme le pianiste Fazil Say) harcelés par la justice et condamnés… Avec 72 professionnels des médias incarcérés à la fin de 2012, la Turquie est la première prison au monde pour les journalistes, selon Reporters sans frontières. Muselés ou inféodés au gouvernement, les médias ont d’abord fait silence sur les événements de la place Taksim, avant d’être contraints de réagir sous la pression d’une population furieuse d’être laissée dans l’ignorance et qui s’informait grâce aux réseaux sociaux. 

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Le mode de vie ? Depuis des mois, le gouvernement a engagé une islamisation rampante de l’enseignement et multiplié les interdictions : défense de s’embrasser dans la rue, de se farder les lèvres pour les hôtesses de Turkish Airlines, de vendre de l’alcool à proximité des mosquées et des écoles… Pour justifier cette prohibition, le Premier ministre a fustigé « l’alcoolique » (entendez : Atatürk) qui avait autorisé cette vente, provoquant l’ire des milieux kémalistes. Il a décrété l’ayran [sorte de yaourt salé] « boisson nationale » et déconseillé de regarder Le Siècle magnifique, série télévisée exportée dans le monde entier qui évoque la vie, à ses yeux trop dissipée, du sultan Soliman. Il somme les femmes de faire au moins quatre enfants, compare chaque avortement à un « Uludere », du nom de ce village où, fin 2011, l’armée tua 34 Kurdes en les prenant pour des guérilleros du PKK sans que nul ne daigne expliquer l’origine de cette « bavure ». Ce manque de respect à l’égard des victimes s’exerce aussi quotidiennement à l’encontre des alévis, une minorité chiite progressiste qui compte 20 millions de fidèles. Un exemple ? Le troisième pont sur le Bosphore dont Erdogan a décidé la construction sera baptisé Yavuz Sélim, du nom du sultan qui, au XVIe siècle, massacra plus de 40 000 alévis.

Ce pont fait partie des projets pharaoniques d’Erdogan, dans lesquels Çalik Holding, le groupe de BTP que dirige son gendre, n’est pas oublié. Le Premier ministre les a conçus en vue de la présidentielle de 2014 et de la célébration du centenaire de la République, en… 2023. C’est dire son ambition de s’éterniser au pouvoir et de supplanter Atatürk dans les mémoires.

Il conserve pour cela trois atouts. D’abord, ses très bons résultats économiques. Ensuite, le soutien de la bourgeoisie provinciale, qui s’enrichit, et de couches défavorisées qu’il fidélise par sa politique sociale. Enfin, le discrédit et les divisions de l’opposition, bien incapable de contester la prééminence de l’AKP. Le pire ennemi d’Erdogan est donc… lui-même. Car c’est moins son parti qui est sous le feu de la critique que sa personne et son style de gouvernement. Dans son propre camp, certains, comme le vice-Premier ministre, le chef de la diplomatie ou le maire d’Istanbul, s’en alarment. De quoi inciter cet impatient à la réflexion ?

Qui sont-ils ?

Un sondage réalisé par l’université Bilgi d’Istanbul auprès de 3 000 manifestants stambouliotes montre qu’Erdogan a réussi à s’aliéner une partie de la population qui ne lui était a priori pas hostile : 54 % des sondés ont entre 19 ans et 30 ans, 54 % n’avaient jamais participé à une manifestation auparavant, 70 % ne revendiquent aucune appartenance partisane et 82 % se déclarent « libéraux ». Seuls 8 % sont des électeurs de l’AKP et 9 % des ultranationalistes laïques partisans d’un coup d’État contre le gouvernement.

Pourquoi sont-ils place Taksim ? À 92 % parce qu’ils sont « indignés par le mépris du Premier ministre et la violence de la répression ». Enfin, 37 % souhaitent la création d’un nouveau parti. J.D.

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