Sarah Ghoula et le récit des femmes de l’Algérie du Sud
À 31 ans, Sarah Ghoula publie son premier livre, « Nos silences sont immenses ». Depuis les portes du désert, cette fiction, entre conte philosophique et roman d’apprentissage, aborde la question de la transmission à travers le destin d’une guérisseuse.
Les yeux pétillants, le rire à fossettes contagieux, Sarah Ghoula parle avec entrain de sa passion pour la littérature, qui dessine son parcours. « J’ai grandi avec les livres, raconte-t-elle. J’ai écrit mes premières histoires au primaire jusqu’à participer à plusieurs concours de nouvelles à l’université. » Elle a étudié les lettres modernes à la Sorbonne, puis à l’École normale supérieure de Paris avant d’embrasser, par vocation et sur les traces d’un père professeur de mathématiques, le métier d’enseignante en littérature. En parallèle, elle a créé Andromède et Persée, une marque de thé liée à des rencontres littéraires.
En 2018, elle est sélectionnée pour être publiée dans un ouvrage collectif par un jury présidé par l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane. « Un honneur d’avoir été lue par l’auteur de L’Aventure ambiguë, livre qui m’a transcendée », dit-elle. La nouvelle récompensée aborde avec finesse, tendresse et une implacable lucidité le destin d’enfants sur la route de l’exil. Alors qu’elle envisageait de nouveau d’écrire du point de vue d’un petit garçon, c’est finalement le récit d’une femme âgée, Zohra, qui s’impose pour Nos silences sont immenses, premier roman publié en mai dernier.
Humilité et profondeur
« Il est né alors que je m’interrogeais sur ces figures de vieilles femmes africaines, qui se retrouvent seules en France ou ailleurs, et dont on ignore ce qu’a été leur vie, explique la jeune autrice. Une histoire commune est alors projetée sur elles, celles de femmes ayant immigré pour suivre leurs époux. Mais leurs histoires sont multiples. Ces femmes ont parfois pris l’habitude du silence par pudeur. »
Zohra, l’héroïne du roman, se révèle être une guérisseuse ayant joué un rôle crucial dans la vie de son village algérien. D’abord marginalisée, accusée d’être maudite, avant de commencer à soigner les siens. Femme de pouvoir, tantôt admirée, tantôt crainte, elle trace sa route, non sans affronter divers obstacles alors qu’elle est conduite, à l’aube des guerres d’indépendance, à partir pour la ville. Avec une question en suspens : que faire de nos héritages et comment les perpétuer ?
Une question que se pose, depuis quelques années, Sarah Ghoula. Fille de parents ayant grandi dans le sud-est algérien, aux portes du désert, elle s’inspire d’échanges des deux côtés de la Méditerranée pour nourrir cette première œuvre. Deuxième d’une fratrie de quatre enfants, née à Noisiel en Île-de-France, la jeune femme charismatique est de celle qui rompt les silences pour mieux en saisir les ressorts enfouis. À Touggourt et Djamaa, elle interroge ses tantes. « Elles m’ont raconté des histoires folles. Et dans leur manière de parler, elles utilisent beaucoup de métaphores, de silences, de sous-entendus. » Cet imaginaire et cette langue, transmis en arabe, Sarah Ghoula les retranscrit par la fiction, en français. Une manière pour cette petite-fille d’un aïeul imam et poète, qui a nourri le personnage de Mokhtar, de conserver un patrimoine et de le partager, avec humilité et profondeur.
Fidélité à la parole transmise
Cette fidélité à la manière dont les récits lui sont transmis est une préoccupation cruciale dans la créativité de celle qui vient de quitter la fonction publique pour se consacrer à l’écriture. Elle convoque, dans son roman, le poète palestinien Mahmoud Darwich, clamant « Inscris ! Je suis Arabe. » « Je l’introduis, explicite la grande lectrice, pour dire que cette partie du monde existe aussi. La guerre d’Algérie est toujours racontée depuis les grandes villes. Or, l’Algérie est plurielle. »
Son récit s’ancre dans un cadre spatio-temporel que l’autrice voulait aborder davantage par l’atmosphère que par des dates. « Parce que c’est ainsi qu’on m’a raconté cette période depuis ce village reculé qui sent la guerre d’Algérie arriver, mais ne la nomme pas. » Et comme l’exprime bien l’un des éditeurs de Faces cachées, Nabil Bereriche, séduit par la plume « charismatique et très sensible » de Sarah Ghoula : « On reconnaît les écrits de qualité à leur capacité à dire un monde plus grand que celui de l’histoire racontée. C’est ce qui se passe avec [ce livre] : les enjeux des personnages tendent vers l’universel. »
Le roman nous raconte également la puissance d’action des silences sur le présent. Et Sarah Ghoula de conclure : « Je m’adresse aussi aux nouvelles générations. Certes Zohra n’a pas les diplômes, mais elle a des savoirs et des histoires qu’il ne faut pas dénigrer. Soyons plus en paix avec nos héritages. Et je voulais également dire à ceux qui ne connaissent rien de nos trajectoires migratoires de cesser de se murer derrière des préjugés. Si on continue à imposer des silences, ils finissent par hanter le futur d’une manière ou d’une autre. »
Nos silences sont immenses, de Sarah Ghoula, éd. Faces cachées, 168 pages, 14 euros
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