Syrie : le grand malaise maghrébin
Face à l’horreur et à l’extrême complexité d’une interminable guerre civile, l’opinion, de Tunis à Nouakchott, semble totalement déboussolée. Enquête sur un cruel dilemme.
Publié le 17 juin 2013 Lecture : 11 minutes.
De l’Orient à l’Occident, le cauchemar syrien, monstrueux avatar d’un rêve de liberté, déchire les consciences et déchaîne les passions. La fragile unanimité des sociétés arabes, révélée par la magie des révolutions de 2011, est en train de voler en éclats sur la dernière d’entre elles. En Afrique du Nord, la question confronte les anciens régimes toujours en place (Soudan, Algérie et Mauritanie) aux gouvernements issus des révolutions (Égypte, Tunisie, Libye), dresse les défenseurs de la laïcité contre les partisans de l’islam politique, divise les gauches et radicalise les engagements, les uns dénonçant un fantasmatique complot impérialiste pendant que d’autres prennent les armes pour aller défendre la foi en danger…
La Ligue arabe, hier club atone pour autocrates vermoulus, s’est soudain muée en terrain de lutte entre anciens et modernes. « Arrêtez de défendre la Syrie, parce que votre tour viendra », lançait, menaçant, le Premier ministre qatari, Hamad Ibn Jassem, au représentant de l’Algérie, qui refuse de reconnaître l’opposition syrienne comme représentante légitime du peuple. Mais comment l’immuable État-FLN pourrait-il soutenir une révolution sans se condamner lui-même ? Pour Alger, le Damas des Assad reste le phare de la résistance arabe au sionisme et à l’impérialisme occidental, et le dernier bastion séculier du Moyen-Orient contre la contagion islamiste.
Révélée par la magie des révolutions de 2011, la fragile unanimité des sociétés arabes a volé en éclats
« Complot ! » a répliqué l’Algérien au parrain qatari du Printemps arabe. Car beaucoup, au Maghreb, ne voient plus dans la crise syrienne une révolution nationale, mais une guerre sale pour les autres, où Turcs, Iraniens, Saoudiens, Américains, Russes se disputeraient à l’arme lourde le contrôle du Moyen-Orient. Victime d’un « axe wahhabo-takfiro-occidentalo-sioniste » pour les gauches panarabes anti-impérialistes, Assad est pour leurs adversaires islamistes le chien de garde de l’alliance chiite qui s’étend de Téhéran aux fiefs libanais du Hezbollah. Du Caire à Nouakchott, les adversaires les plus farouches de l’islam politique ont fini par faire leur le combat d’Assad contre une insurrection aux teintes jihadistes de plus en plus prononcées.
TUNISIE
Un problème national
« Comment la gauche tunisienne, qui assure être révolutionnaire, peut-elle soutenir un dictateur ? Pourquoi des jeunes s’engagent-ils aux côtés de Jabhat al-Nosra ? » maugrée Wael Noumair, Damascène réfugié, comme une centaine de ses compatriotes, à Tunis. La position tunisienne laisse perplexes les Tunisiens eux-mêmes. Certains groupuscules nationalistes arabes soutiennent le régime syrien, comme l’a montré l’importante manifestation pro-Bachar qui s’est déroulée en marge du Forum social mondial, en mars. L’extrême gauche, incarnée par le Front populaire, souhaite « le départ de Bachar » mais appelle de ses voeux « l’établissement d’un régime national capable de faire face à Israël et de libérer le plateau du Golan ».
Une grande partie de la classe politique a en tout cas fustigé la réaction précipitée et tranchée de l’actuel exécutif, qui, à peine entré en fonction, s’était empressé, devançant tous les pays arabes, de rompre les relations avec Damas dès février 2012, allant jusqu’à proposer l’asile à Bachar pour qu’il quitte le pouvoir. Initiatrice, avec le Qatar, de la première rencontre des Amis de la Syrie, la Tunisie a soutenu la création d’une force armée au sein de la Ligue arabe, voté la suspension de la Syrie de cette instance ainsi que de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). « C’est une dérive complète par rapport aux traditions de la diplomatie tunisienne, connue pour sa modération, son indépendance et son respect des principes et valeurs qui fondent les relations internationales », estime Ahmed Manaï, membre de l’Instance des observateurs arabes pour la Syrie.
En outre, le bourbier syrien est devenu un problème national avec la présence aux côtés des rebelles de quelque 3 000 jeunes Tunisiens enrôlés par des réseaux islamistes pour mener le jihad contre Assad « l’impie ». Selon Ahmed Manaï, l’envoi de ces derniers aurait été avalisé, en décembre 2011, à Tripoli, par Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, Youssef al-Qaradawi, président de l’Union internationale des savants musulmans, Borhane Ghalioune, numéro deux des Frères musulmans syriens, Hamad Ibn Jassem, le Premier ministre qatari, et Abdelhakim Belhaj, ancien d’Afghanistan et fondateur du Parti national libyen (PNL). Mais la colère des familles a contraint l’exécutif à démanteler les filières de recrutement. Le président Moncef Marzouki s’est même alarmé, redoutant que « ces Tunisiens ne constituent une menace pour leur propre pays ». Peut-être à raison, Abou Iyadh, chef des salafistes d’Ansar el-Charia, attendant le retour des combattants pour porter le jihad dans le pays. Aujourd’hui, une délégation tunisienne se trouve à Damas pour tenter d’obtenir de Bachar qu’il étende aux Tunisiens l’amnistie qu’il a proposée aux rebelles faits prisonniers. Reçue par le président syrien, cette délégation se compose de représentants de plusieurs partis, dont Al-Joumhouri, Nida Tounes, Al-Thawabet (nationalistes arabes), les Unionistes libres, le Mouvement du peuple, et d’une kyrielle d’associations pro-Bachar, ainsi que de militants de la société civile comme Dalila Mbarek du mouvement Doustourna. Frida Dahmani.
MAROC
Antichiisme
L’euphorie révolutionnaire qui avait saisi l’ensemble du monde arabe inclinait à prendre la défense des peuples contre les dictatures. Au Maroc aussi, il semblait naturel de défendre les civils contre le régime. Dans les cortèges du Mouvement du 20-Février, la solidarité était de mise. Faux nez du mouvement de contestation local, la cause syrienne bénéficiait de la même « compréhension » de la part de la police. Parfois tolérés, les sit-in pouvaient être dispersés sans ménagement.
En accueillant à Marrakech en décembre 2012 la 4e conférence du groupe des Amis de la Syrie, le royaume, qui siège actuellement au Conseil de sécurité en tant que membre non permanent, prenait clairement position en faveur de l’opposition syrienne. Faire endosser par le royaume les positions des puissances occidentales – l’axe Washington-Londres-Berlin – est bien commode. En 2011, le premier projet de condamnation présenté par Washington n’avait pas été soutenu par le Liban, qui siégeait alors au Conseil.
À Rabat, l’hostilité à Bachar se nourrit de la méfiance à l’égard du Hezbollah et de l’Iran
Atlantiste par choix et membre revendiqué du club des monarchies antirévolutionnaires, le Maroc officiel ne s’est jamais embarrassé de « solidarité panarabe », ni de « front du refus ». Bien sûr, le ministre islamiste des Affaires étrangères, Saadeddine El Othmani, n’a pas hésité à mouiller le costume, s’attirant les critiques acerbes de l’ambassadeur syrien à l’ONU. Parmi les islamistes marocains, l’hostilité au régime de Bachar se nourrit depuis peu de la méfiance vis-à-vis du Hezbollah et de l’Iran. L’idéologue en chef du Mouvement Unicité et Réforme, Ahmed Raïssouni, exprime ce schisme en termes clairs : « La position de l’Iran et du Hezbollah – qui fait partie du système iranien – les isole de plus en plus et donne des arguments à leurs adversaires : même s’ils refaisaient leurs calculs et changeaient de politique, je crois qu’il leur faudrait plusieurs générations pour retrouver crédibilité et prestige. » Mais au-delà du contentieux opposant sunnites et chiites, la confessionnalisation du conflit inquiète aussi bien les islamistes que les libéraux.
La Syrie, une cause consensuelle ? Pas autant que la Palestine ou l’Irak, deux sujets qui ont longtemps réuni sous la même bannière militants d’extrême gauche, islamistes et nostalgiques du nationalisme arabe. Certes, peu de voix s’élèvent pour soutenir sans réserve le pouvoir syrien, resté, malgré sa rhétorique de la résistance (à Israël), un mauvais élève du Moyen-Orient. Au Maroc, il est vrai, le baasisme a eu moins d’influence que dans d’autres pays arabes. Même l’avocat Khalid Sefiani, un ancien socialiste devenu néobaasiste, ne défend pas l’option éradicatrice du régime syrien. Cet homme de réseaux, chef d’orchestre des grandes mobilisations pour la Palestine des dix dernières années, se fait discret. Son Groupe d’action national de soutien à l’Irak et à la Palestine s’est récemment mué en Observatoire marocain de lutte contre la normalisation avec Israël. Tout un programme. Youssef Aït Akdim.
ALGÉRIE
Terre d’asile
Fuyant par vagues successives la guerre civile, des milliers de Syriens ont trouvé refuge en Algérie dès le début de l’été 2012. L’opposition syrienne et la presse avaient alors avancé le chiffre de 25 000 personnes, avant que le ministère algérien de l’Intérieur n’indique officiellement en juillet de la même année que le nombre de réfugiés était de 12 000.
Installées provisoirement square Port-Saïd et place des Martyrs, dans le centre d’Alger, ainsi qu’à Bab Ezzouar, à l’est de la capitale, des centaines de familles ont été ensuite évacuées par les pouvoirs publics vers un centre d’accueil aménagé à leur intention à Sidi Fredj, à 25 km à l’ouest d’Alger. Les enfants en âge d’être scolarisés ont été admis dans les établissements de la région, tandis que d’autres structures similaires étaient ouvertes dans plusieurs autres wilayas du pays.
12 000 : le nombre de réfugiés syriens accueillis par Alger, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur publiés en juillet 2012
Sans doute marqués par les années de guerre et de terreur qu’ils ont vécues au cours de la décennie 1990, des Algériens ont lancé des opérations de solidarité en faveur des exilés, leur distribuant vêtements, nourriture, argent, leur offrant même parfois le gîte. Cet élan de sympathie s’explique d’abord par la position des autorités algériennes, qui soutiennent résolument le président Bachar al-Assad, dont le père, Hafez, fut un fidèle allié du président Boumédiène puis de son successeur, Chadli Bendjedid. Depuis le début de la révolution syrienne, Alger est l’une des rares capitales du monde arabe à ne pas appeler au départ ou au renversement de Bachar. En retour, ce dernier n’a pas manqué d’envoyer, en mai, un message officiel au président Abdelaziz Bouteflika, hospitalisé à Paris, pour lui souhaiter un prompt rétablissement.
L’afflux de réfugiés est également facilité par un accord algéro-syrien permettant la circulation entre les deux pays sans visa et par le maintien des liaisons aériennes Alger-Damas assurées par Air Algérie en dépit de la guerre. Pour tenter de freiner cet exode, les autorités syriennes ont réduit de trois à un les vols hebdomadaires de la compagnie algérienne. En outre, les Syriens qui souhaitent rallier l’Algérie sont désormais tenus de présenter un certificat d’hébergement, ainsi qu’un billet retour.
Enfin, en leur offrant l’asile, les Algériens s’acquittent d’une sorte de dette historique à l’égard des Syriens. Car c’est à Damas que l’émir Abdelkader, grande figure de la résistance contre l’occupation française, a choisi de s’installer en 1852 après avoir été incarcéré au château d’Amboise. Il y a été rejoint par sa famille, sa suite et quelque 12 000 fidèles algériens. Personnage charismatique auréolé de prestige, l’émir a dû intervenir avec ses hommes pour éviter le massacre des chrétiens par les sunnites lors des conflits confessionnels qui embrasèrent Damas en juillet 1860. Farid Alilat.
LIBYE
Catéchisme révolutionnaire
Sur Facebook, la page des Martyrs libyens en Syrie compte plus de 26 000 fans. Les réseaux sociaux regorgent de vidéos de combattants libyens, pour la plupart engagés au sein de brigades révolutionnaires à forte connotation islamiste. L’arbre qui cache la forêt est Mehdi Harati, ancien chef des révolutionnaires de Tripoli, qui a vite écourté sa carrière de chef de milice. Après avoir joué un rôle déterminant dans la prise de la capitale libyenne, en août 2011, il accède au rôle de vice-commandant militaire de Tripoli. Ses désaccords avec son « chef », Abdelhakim Belhaj, le poussent rapidement à changer d’employeur. Il s’envole pour la Syrie, où les forces rebelles veulent tirer parti de son expérience. En entrepreneur du jihad, ce binational libyen et irlandais prospecte. Fin 2011, il finit par créer son propre groupe, Liwa’ el-Umma (la « brigade de la Oumma »).
Sous ses ordres, quelques milliers d’hommes, dont une écrasante majorité de Syriens. Le financement vient d’abord de riches donateurs du Golfe, dont les très influents cheikhs koweïtiens Hajaj Al Ajmi et Irshid Al Hajri. Auréolé du prestige d’avoir contribué à la chute de Kadhafi, Harati semble en mesure de mobiliser des réseaux internationaux. Lors des combats féroces autour de la ville d’Idlib, en 2012, Harati est apparu comme un meneur d’unité, capable de monter au front, prêtant le flanc à la critique du pouvoir syrien, lequel a toujours dénoncé le rôle des bandes criminelles étrangères.
Mehdi Harati a dû, en tout cas, quitter la Syrie, officiellement pour des raisons médicales, en septembre 2012. Dans une interview datant de cette époque au journal Acharq al-Awsat, le combattant reconnaît que la guerre syrienne est plus dure que la guerre en Libye, où les rebelles ont rapidement bénéficié du soutien aérien de l’Otan. Entre-temps, il apprend que les autorités turques l’ont placé sur liste noire. Beaucoup d’encre a coulé pour savoir si Harati et ses compagnons d’armes étaient de dangereux jihadistes. Revendiquant une piété à toute épreuve, le Libyen n’a jamais été suspecté de liens avec des terroristes. Même en Irlande, son deuxième pays, il intéresse plus les journalistes que les services de police. En Libye, l’ancien professeur d’arabe à Dublin s’apprête à convertir sa notoriété en capital politique. Il vient ainsi d’annoncer la création d’un parti, après avoir laissé entendre que le Premier ministre, Ali Zeidan, l’avait approché pour le poste de ministre de l’Intérieur. Même les anciens d’Afghanistan les plus carriéristes n’avaient pas réussi une conversion aussi rapide. Youssef Aït Akdim.
Mauritanie
Realpolitik
Dans la droite ligne d’Alger et de Khartoum, dernières capitales arabes à soutenir Bachar, le président mauritanien avait superbement ignoré l’opposition syrienne lors du 24e sommet de la Ligue arabe, les 26 et 27 mars à Doha, avant d’assouplir sa position et de prôner une solution politique au conflit. Fer de lance de la lutte contre Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) dans la région, le numéro un mauritanien ne voit naturellement pas d’un bon oeil la tournure jihadiste prise par la rébellion syrienne. Mais il ne peut s’offrir le luxe ni de se mettre à dos le Qatar, principal soutien des insurgés syriens, ni de froisser ses alliés occidentaux, résolument anti-Bachar. En outre, il doit tenir compte d’une opinion partagée, qui au départ nourrissait de la sympathie pour la rébellion syrienne avant de se raviser face à ce qu’elle considère de plus en plus comme une fitna (« guerre fratricide entre musulmans ») dont elle redoute qu’elle ne s’étende à leur pays. Surtout depuis la mort, fin mai, de quatre Mauritaniens partis faire le jihad en Syrie. Même les islamistes locaux se font discrets, de peur qu’on ne leur oppose un jour l’échec des gouvernements islamistes nés du Printemps arabe. « Une majorité non politisée est neutre, analyse un journaliste mauritanien, tandis qu’une partie de l’opposition appuie les rebelles en réaction au soutien des partis laïques à Bachar et à la neutralité de circonstance d’Ould Abdelaziz. » Michael Pauron.
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