Amisom : le prix à payer pour sauver la Somalie des Shebab
L’attaque de Nairobi s’inscrit dans le contexte régional de l’action de la Mission de l’Union africaine en Somalie (Amisom). Loin d’être vaincus, les Shebab y sont cependant en fort recul, en particulier grâce à l’intervention du Kenya. Un article issu du J.A. n° 2735, publié en ligne le 18 juin 2013.
Vingt ans que la Somalie est plongée dans le chaos. Mais si elle paraît aujourd’hui en passe d’être sauvée, c’est en grande partie grâce aux soldats africains de l’Amisom. Un début de victoire qui a coûté cher. Pas sûr que les troupes engagées au Mali soient prêtes aux mêmes sacrifices.
C’était il y a bientôt vingt ans. Le 3 octobre 1993, d’épaisses colonnes de fumée noire s’élevaient au-dessus du quartier de Hawlwadaag, dans le centre de Mogadiscio. Deux hélicoptères américains, partis à l’assaut du bastion du chef de guerre Mohamed Farrah Aidid, venaient d’être abattus. En deux jours, 18 soldats américains étaient tués dans la capitale somalienne, et certains de leurs corps traînés dans les rues poussiéreuses de la ville. Cet épisode, dépeint par Hollywood dans le film La Chute du Faucon noir, allait choquer l’opinion publique américaine et avoir rapidement raison de l’opération « Restore Hope » et de ses 25 000 GI.
Autrefois symbole de l’échec de Washington, Hawlwadaag est aujourd’hui celui de la renaissance de Mogadiscio. L’éclairage public y est progressivement réinstallé. Dans cette ville qui s’était habituée à vivre calfeutrée sitôt la nuit tombée, on voit reprendre, sur les quelques avenues éclairées, un semblant de vie nocturne. Les boutiques sont ouvertes, les vieux prennent le frais et les gamins improvisent des matchs de football.
Nouveau président
En deux ans, la situation sécuritaire de la capitale somalienne s’est sensiblement améliorée. Mogadiscio est encore régulièrement frappé par des attentats des Shebab, les islamistes somaliens affiliés à Al-Qaïda, mais ceux-ci ne tiennent plus aucun de ses quartiers. Le 10 septembre 2012, un nouveau président, Hassan Cheikh Mohamoud, a été élu par le Parlement somalien. La situation économique s’améliore (le gouvernement prévoit 10 % de croissance pour 2013), la diaspora commence à venir repeupler les ministères, et le nombre de vols atterrissant quotidiennement à l’aéroport de Mogadiscio est passé de 3 à 12 en à peine plus de un an. Le 25 avril, la Grande-Bretagne est même devenue le premier pays européen à rouvrir son ambassade, fermée en 1991 au lendemain de la chute du président Siad Barré.
Aujourd’hui, et même si la situation reste précaire à Mogadiscio, l’espoir semble de nouveau permis, et la ville, libérée en août 2011, le doit en grande partie aux soldats de la Mission de l’Union africaine en Somalie (Amisom) et de l’Éthiopie, qui contrôlent les principales villes du centre et du sud du pays, reprises aux islamistes en septembre 2012.
Fanatisés
À la création de l’Amisom, début 2007, peu de monde était prêt à parier sur son succès. Celle-ci venait à la rescousse d’un État fantôme et corrompu, face à des adversaires fanatisés, dans une société profondément divisée et une région sahélienne rongée par la pauvreté et les famines… Un terrain difficile, et qui n’est pas sans rappeler, par certains aspects, le Mali d’avant l’intervention franco-africaine en janvier dernier.
Lorsque les premières troupes ougandaises ont débarqué à Mogadiscio, en mars 2007, elles étaient bombardées quotidiennement. Au départ cantonnées à la défense de l’aéroport, les troupes de l’Amisom ont progressivement mis en place la riposte. À l’artillerie lourde tout d’abord, et avec une efficacité relative tant cette pratique était coûteuse en vies humaines et en ressentiment dans la population. « Le début a été un peu brutal, concède le colonel djiboutien Ali Houmed, porte-parole de la mission. Il a fallu nous imposer. Mais aujourd’hui, notre travail est reconnu par les habitants de Mogadiscio. » Car entre-temps les tactiques se sont affinées : les sorties à pied se sont multipliées pour ratisser les quartiers et en chasser les combattants ennemis, au risque aussi de tomber dans des guets-apens – 70 hommes du détachement burundais ont été tués dans la seule journée du 20 octobre 2011.
C’est un fait : les progrès de l’Amisom se sont faits au prix de pertes considérables. Début mai, un responsable onusien a estimé à plus de 3 000 le nombre de soldats morts depuis 2007, soit autant que le nombre total de Casques bleus tués depuis 1948. « C’est aussi ce qui a permis le succès militaire à moyen terme, analyse Roland Marchal, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste de la Corne de l’Afrique. Pendant les premières années, l’Amisom a eu le temps de nouer des contacts avec la population, de construire des réseaux de renseignements. Et il est certain qu’avec ce niveau de perte aucune mission de l’ONU, aucune armée occidentale ne serait restée aussi longtemps. Si cela a été possible avec l’Union africaine (UA), c’est aussi parce que certains régimes sont soucieux de se faire bien voir de la communauté internationale pour se prémunir contre les critiques sur leur gestion interne. »
Les Somaliens sont fiers et conservateurs. Ils auraient moins bien accepté la présence d’Occidentaux.
Du côté des troupes, la motivation est autre. Les soldes versées aux soldats de l’Amisom dépassent les 1 000 dollars par mois – une somme très supérieure à ce qu’ils toucheraient au pays, mais aussi bien inférieure aux salaires versés à un soldat occidental en opération extérieure. La facture, principalement réglée par les États-Unis et l’Union européenne, reste donc peu élevée comparée à une mission des Nations unies. En 2012, l’Amisom a coûté entre 450 et 500 millions de dollars, pour près de 18 000 hommes déployés. Soit autant que le budget initial de la Mission internationale de soutien au Mali (Misma), dont les effectifs avaient dans un premier temps été fixés à 3 300 hommes, et beaucoup moins que le 1,3 milliard de dollars de la mission des Nations unies en RD Congo.
« Le fait que nous soyons africains a été important, ajoute le colonel Ali Houmed. Les Somaliens sont fiers et conservateurs. Ils auraient moins bien accepté la présence d’Occidentaux. » De la même manière, « compte tenu de la rivalité historique entre Mogadiscio et Addis-Abeba, c’est une bonne chose que les Éthiopiens [présents en Somalie de fin 2006 à début 2009 et à nouveau depuis 2011] soient restés en dehors de l’Amisom à proprement parler », explique un membre du Conseil de paix et de sécurité de l’UA. Toutefois, « les Africains ne sont pas seuls sur le terrain, assure Roland Marchal. Il y a des conseillers américains de la société Bancroft et une présence très militarisée de la CIA ».
Base arrière
Contrairement à ce qui s’est passé au Mali, où l’Algérie ou le Burkina Faso ont longtemps privilégié le dialogue, la nécessité d’éradiquer les Shebab fait consensus chez tous les riverains de la Somalie. Tous ont d’ailleurs des troupes engagées dans le pays (voire infographie), et les apports de l’Éthiopie et du Kenya (qui est d’abord intervenu unilatéralement fin 2011, avant de renforcer l’Amisom de 4 000 hommes en 2012) ont été décisifs. Ces deux pays, dotés d’armées puissantes, ont fourni l’essentiel des moyens blindés et aériens utilisés contre les insurgés, et ils l’ont fait avant tout pour défendre leurs intérêts : Addis-Abeba empêche ses rebelles somalis de disposer de bases arrière, et le Kenya, frappé à plusieurs reprises par des attentats, espère sécuriser ses frontières et se débarrasser, à terme, des centaines de milliers de Somaliens qui se sont réfugiés sur son territoire.
Y a-t-il une détermination comparable en Afrique de l’Ouest ? « Les plus déterminés semblent être le Niger et le Nigeria, estime Roland Marchal. Mais Niamey n’a pas des moyens comparables aux puissances est-africaines, et le Nigeria a déjà beaucoup à faire avec les islamistes de Boko Haram. » Alors que la France a entamé son retrait du Mali, les troupes africaines de la Minusma, la force onusienne qui doit prendre le relais de la Misma le 1er juillet, risquent de se retrouver de plus en plus souvent en première ligne. Pas sûr qu’elles soient prêtes à en payer le prix.
Un président atypique mais consensuel
« C’est la première élection transparente à Mogadiscio depuis quarante-deux ans. » Le commentaire ne vient pas de Hassan Cheikh Mohamoud, le vainqueur du scrutin du 10 septembre 2012 avec 70 % des suffrages, mais de son grand rival, le sortant Sharif Cheikh Ahmed, qui vient pourtant d’être défait. Universitaire de 57 ans, Hassan Cheikh Mohamoud a un profil atypique dans le paysage politique somalien. Ni chef de guerre ni homme politique de carrière – il a débuté dans ce domaine en fondant le Parti Paix et Développement, en 2011 -, il était à Mogadiscio pendant la guerre civile, où il travaillait pour l’ONU et différentes ONG, avant de cofonder une université, en 1999. Proche de la branche somalienne des Frères musulmans, hostiles aux Shebab, il a constitué un gouvernement de technocrates resserré de dix ministres. Il entend mettre l’accent sur le renforcement de la sécurité (il a lui-même été visé par un attentat-suicide deux jours après son élection), la lutte contre la corruption et la réconciliation nationale. P.B.
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Par Pierre Boisselet, avec Laurent Touchard
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