Maroc : bataille cathodique
Les passes d’armes entre les islamistes au gouvernement et la chaîne de télévision 2M traduisent un véritable choc des valeurs au Maroc. Pendant ce temps, le secteur patine.
Mercredi 1er mai 2013. Sur le plateau du talk-show politique de la deuxième chaîne – Moubacharatan Maakoum (« En direct avec vous ») -, Mustapha El Khalfi est invité à débattre du Sahara occidental, juste après le vote de la résolution 2099 prolongeant le mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso). Depuis quelques années, cet ancien journaliste est devenu la coqueluche des médias. À 40 ans, il apparaît régulièrement sur les plateaux de télévision. Plus régulièrement encore depuis qu’il est devenu ministre de la Communication, en janvier 2012. Costume-cravate bleu électrique, le porte-parole du gouvernement islamiste égrène ses talking points. Plus que le langage technocratique qu’affecte El Khalfi, beaucoup de téléspectateurs relèvent d’abord la disparition de sa barbe, élément incontournable du dress code PJD (Parti de la justice et du développement). Le benjamin du gouvernement a-t-il changé de look ? Faut-il y voir un signal politique ? La question lui sera même posée lors du point de presse hebdomadaire qui suit le conseil de gouvernement du 9 mai. Dénégations de l’intéressé, sa barbe, certes taillée, n’a pas disparu sous l’effet d’un rasage intégral. Simplement, la maquilleuse de 2M a eu la main lourde. « Le plus important, c’est que ma mère a apprécié », glisse, dans un sourire, El Khalfi.
Si son protégé garde le sens de l’humour, le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, ne se donne plus la peine de cacher son agacement vis-à-vis de 2M, la chaîne de télé préférée des Marocains. Depuis son arrivée à la primature, il n’a cessé de tancer la chaîne et ses dirigeants, qu’il juge hostiles à son parti. Pis, il refuse plusieurs fois – et avec ostentation – d’accorder des entretiens aux journalistes de la chaîne de Casablanca au motif que ses verbatims sont coupés, et son propos ainsi détourné. « Les responsables de 2M disent qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais nous n’avons pas ce genre de problèmes avec Al Oula [première chaîne de télévision publique, généraliste] », rouspète un proche du Premier ministre.
Lors de la fameuse émission spéciale de juin 2012, pour expliquer la hausse des prix du carburant, Benkirane a d’ailleurs marqué sa préférence. C’était la première fois qu’un chef du gouvernement occupait (presque) tout l’écran, en direct sur les deux grandes chaînes généralistes. Tournée dans un hôtel de Rabat, l’émission se révèle une démonstration d’autorité du chef du gouvernement, impatient et susceptible. Le « Benkishow », popularisé par Twitter, fera date ; 3 300 000 téléspectateurs en moyenne suivent l’interview. Un record. Les plus attentifs noteront d’ailleurs qu’Abdelilah Benkirane réserve ses regards les plus courroucés au présentateur vedette de 2M, Jamaa Goulahsen, pendant que sa consoeur d’Al Oula, Fatima Baroudi, souriait obligeamment à chacune des saillies du leader islamiste.
Lutte de pouvoir
Pour expliquer la relation difficile entre le PJD et 2M, il faut remonter dans le temps. La deuxième chaîne, créée en 1989, traîne la réputation d’être proche du pouvoir royal. Créée par la volonté de Hassan II, gérée par son holding ONA avant d’être rachetée par l’État en 1996, 2M n’a jamais quitté le giron du Palais. Sa directrice de l’information, la pugnace Samira Sitail, qui a fait toute sa carrière dans la chaîne, assume son amitié avec Fouad Ali El Himma, l’ami et conseiller de Mohammed VI. Sur le plan politique, elle ne cache pas son hostilité à l’islamisme, qui le lui rend bien. Avec Samira Sitail, le PJD s’est trouvé sa tête de Turc. Sur le plateau de Tout le monde en parle, juste après les attentats du 16 mai 2003, Sitail dénonce la rhétorique du PJD. Début 2005, l’affaire dite du tsunami révèle un véritable choc des valeurs. Un édito du journal Attajdid fait le lien entre le tourisme sexuel, la catastrophe et le châtiment divin. 2M se saisit du sujet, cloue au pilori le journal officieux du PJD.
Depuis son arrivée à la primature, Benkirane n’a cessé de tancer la chaîne et ses dirigeants, qu’il juge hostiles à son parti.
« 2M est représentatif d’une élite marocaine que le projet de société des islamistes inquiète. La victoire du PJD aux législatives de 2011 a été vécue dans ces milieux comme un cauchemar », explique un journaliste de la chaîne. Programmé de longue date, le clash entre la chaîne et le gouvernement PJD éclate dès le printemps 2012. Le feuilleton des cahiers des charges des deux chaînes de télévision Al Oula et 2M tourne au bras de fer entre « conservateurs et modernistes ». Mustapha El Khalfi veut remanier les obligations de service public des deux chaînes, met son nez dans les grilles des programmes, proclame la transparence pour les marchés de production déléguée. L’exception 2M semble menacée, ce qui déclenche une réaction virulente des professionnels et d’une certaine élite, plutôt francophone, plutôt libérale. En première ligne, les patrons de la chaîne tirent sur leur ministre de tutelle.
Toute une économie, un « système », est déstabilisée. Faute de commandes, les sociétés de production se mettent au chômage technique. Depuis plus d’un an, elles ont dû revoir leurs projets en attendant les nouvelles règles. Ainsi, les émissions pour le mois de ramadan, un mois d’ordinaire faste pour la télévision marocaine, viennent à peine d’être lancées. « Sous couvert de rationalisation et de transparence, ces nouveaux cahiers des charges n’ont fait que du tort au secteur. La réforme est une usine à gaz bureaucratique pour régler des comptes avec des adversaires politiques. Nous refusons d’entrer dans ce jeu-là », s’étrangle le patron d’une société de production. En réalité, la télé n’est plus seulement une affaire de gros sous, elle est devenue d’abord et avant tout un terrain de luttes de pouvoirs.
Dégâts
Les cahiers des charges ont constitué la première crise du cabinet Benkirane. Sous pression, El Khalfi s’était alors drapé dans sa légitimité constitutionnelle, faisant planer la menace d’une démission. Finalement, le roi est intervenu comme médiateur, demandant aux uns et aux autres de calmer le jeu. Une commission mise en place pour réécrire les cahiers des charges n’est intervenue qu’à la marge. La bourrasque est passée, le ministre est toujours à son bureau de Rabat, mais les dégâts sont durables. Victimes expiatoires de ce bras de fer, le président et le directeur général de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (Haca), Ahmed El Ghazali et Nawfel Raghay, ont été débarqués sans ménagement par Mohammed VI. On leur a reproché d’avoir approuvé la première version des cahiers des charges. « Ils ont fait leur travail. La Haca n’avait pas à juger de l’opportunité politique de ces documents ni à agir comme un frein. Elle a travaillé en tant qu’autorité indépendante et respectueuse des institutions. Est-ce un tort ? » s’interroge un haut fonctionnaire.
Depuis un an, la Haca se fait discrète. On ne parle plus de l’attribution de chaînes privées, sujet gelé en 2008 par la compétition entre Mounir Majidi et Fouad Ali El Himma, deux hommes forts du pouvoir. Ce dossier était pourtant sur le bureau de Ghazali avant son limogeage, tout comme le plan pour basculer vers la télévision numérique terrestre (TNT), au plus tard en juin 2015. En 2012, le taux d’équipement des ménages en récepteurs TNT était de 4,2 %. Le risque, c’est qu’avec l’extinction de la diffusion hertzienne, les Marocains basculent totalement sur la télévision satellitaire. Et là, la concurrence ne se joue plus entre Rabat et Casa.
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