Entre MRE et Marocains locaux, des malentendus persistants
La cohabitation estivale a été l’occasion d’un regain de critiques envers les Marocains résidant à l’étranger, que les habitants du royaume accusent de condescendance. À l’inverse, certains MRE ont l’impression d’être perçus comme des « vaches à lait » et d’être privés de leurs droits constitutionnels.
« Les Marocains du monde représentent un cas d’exception, a affirmé le roi Mohammed VI dans son discours du 20 août, si l’on considère la force du lien qui les unit indéfectiblement à leur patrie, leur attachement à ses symboles sacrés et leur engagement déterminé à défendre ses intérêts supérieurs. » À l’occasion de la célébration de la révolution du roi et du peuple – date anniversaire de la déposition de Mohammed V face aux colons en 1953 –, le monarque a consacré tout un pan de son allocution à la situation des 5 millions de Marocains résidant à l’étranger, aussi appelés « MRE ».
Pourtant, sur les réseaux sociaux, les critiquent fusent au sujet de ces derniers, en vacances au Maroc durant la saison estivale : comportements déplacés, non maîtrise de la langue, mauvaise conduite sur la route… Les Marocains locaux reprochent à leurs concitoyens émigrés une piètre compréhension du pays et la diffusion d’une image erronée de celui-ci à l’étranger.
Tensions sur TikTok
Sur le réseau social chinois TikTok, la tendance estivale « He’s a 10 but… » a notamment participé à diffuser ces critiques et tensions. Dans de courtes vidéos – coutumières de l’application –, les utilisateurs jugent d’autres personnes, ou eux-mêmes, sur une échelle de 1 à 10, en y justifiant leur note par des propos à visée humoristique, des qualités ou des défauts… Certains MRE, de visite au Maroc pour l’été, ont pris part à cette mode, en comparant leur popularité dans leur pays d’émigration à celle qu’ils estiment ressentir au Maroc. « Quand tu es un 2/10 en France mais… un 10/10 au Maroc », affirme en anglais une jeune utilisatrice dans une vidéo postée le 24 août, faisant défiler des photos d’elle.
Jugeant ces propos condescendants, des dizaines d’utilisateurs au Maroc ont répondu sur le réseau social. « Quand un zmagri abruti, sans aucune identité culturelle, qui vit dans des toilettes de 14 m² dans le pire quartier de Paris, dont la seule source de revenus sont les 415 euros qu’il a supplié le gouvernement de lui donner, et dont le vocabulaire est limité à “wesh frère” et “wallah”, vous traite de blédard », ironise un autre internaute affublé d’un masque de clown.
« Zmagri », « zmag », ou encore « zmig zmag », le terme connaît plusieurs dérivations, toutes pour désigner les Marocains installés hors du royaume. L’appellation est d’ailleurs utilisée aussi dans d’autres pays d’Afrique du Nord, et son usage remonte à plusieurs décennies. « Zmagri » serait, d’après la chercheuse Ellen van de Bovenkamp, un dérivé d’« émigré ». L’expression s’oppose à celle de « blédard », avec la même connotation péjorative.
Même la formulation « MRE » s’est teintée d’un double-sens dépréciatif. Le ministère des Affaires étrangères, chargé également des affaires concernant la diaspora, lui préfère celui de « Marocains du monde », comme le roi Mohammed VI lors de son discours.
« Zmagri » contre « blédard »
Plus de 10 % de la population du Maroc vivait à l’étranger en 2021, dont plus des quatre cinquièmes résident en Europe, d’après le ministère des Affaires étrangères marocain. « Plus de six décennies d’émigration intense ont créé une diaspora importante, permanente et diversifiée », estime Mohamed Berriane, professeur émérite à l’université Mohammed V de Rabat et chercheur, notamment à la Fondation Hassan II pour les MRE. La locution recoupe à la fois les émigrés à l’étranger et les personnes issues de l’émigration, de deuxième ou troisième génération, qui possèdent également un passeport marocain.
Les MRE sont porteurs de quasiment tous les indicateurs de réussite
La diaspora marocaine conserve une connexion forte avec le royaume, qui se lit notamment à travers l’importance des retours estivaux. Plus d’un demi-million de passagers ont traversé le détroit de Gibraltar en ferry vers le port de Tanger Med entre le 5 juin et le 1er août, d’après l’autorité portuaire. Avec une fréquentation en hausse de 10 % par rapport à 2019, le trafic portuaire témoigne de la volonté des MRE de se rendre sur le sol chérifien pendant leurs congés.
« L’attitude des Marocains vis-à-vis des MRE a toujours été ambivalente », explique Mohamed Berriane. « D’un côté, on saisit l’intérêt de leurs apports en devises pour l’économie nationale et des cadeaux en nature pour les familles. Mais en même temps on relève un sentiment de jalousie ou d’envie, voire de rejet d’une certaine arrogance qu’ils décèlent dans leurs comportements. » Une condescendance qui n’aurait plus lieu d’être, tandis que certains conservent une image figée du Maroc, vieille de plusieurs générations.
« Les migrants qui reviennent sont porteurs de quasiment tous les indicateurs de la réussite par l’immigration : grosse voiture, maison en construction, pourboires plus généreux dans les cafés, fêtes ostentatoires chez eux… », analyse Mustapha El Miri, maître de conférences en sociologie à l’université d’Aix-Marseille. Cette idée d’un certain mépris de classe, cet antagonisme entre une population émigrée et une locale, se retrouvent particulièrement dans les classes moyennes et basses marocaines.
En 2017, le portail marocain Welovebuzz publie un article reprenant ces principaux stéréotypes : « Tu sais que tu es un “zmagri” quand… », en quatorze points. Voiture chargée de cadeaux, difficultés du trajet en voiture jusqu’au Maroc, mauvaise maîtrise du darija, le fait d’adorer « frimer », et « se montrer »… Le point numéro 8, « tu ne côtoies que des zmag », exprime l’idée selon laquelle il y aurait deux communautés marocaines, même lorsque tout le monde se trouve dans le même pays.
Pression économique et rejet
Cette rupture, Amine, étudiant en commerce dans le sud de la France, l’a subie de plein fouet. Franco-marocain, il grandit à quelques kilomètres de Rabat, et passe son baccalauréat au lycée français. « Je viens d’une famille très traditionnelle. Mes tantes et ma grand-mère étaient très mères poules avec moi, puisque je suis le seul garçon du côté maternel. Depuis que je suis en France, elles parlent mal de moi, disent que j’ai changé et que je ne suis plus le même. » À cause de la crise sanitaire, Amine n’a pas pu se rendre au Maroc durant trois ans, et l’éloignement et la pression familiale lui ont causé une dépression anxieuse. « Je pense que même si je revenais au Maroc, je resterais toujours ‘le Français’ », concède Amine.
Lorsqu’il retourne à Rabat, au printemps 2022, l’étudiant de 23 ans ne retrouve plus ses repères et sent une distance entre ses amis proches et lui. « On s’est tous retrouvés au Maroc avec mes amis du quartier. Maintenant, les gens me parlent en français, même quand je leur parle en arabe. J’ai l’impression d’être un extraterrestre. Pourtant, ces moqueries ne sont pas de la jalousie, eux ont leur propre vie ». Amine sent peser sur lui une exigence financière à l’issue de ses études. « Dans ma famille, tout le monde compte sur moi. Je sais que je dois absolument ‘percer’ pour les prendre en charge plus tard. »
Cette pression se retrouve dans l’idée que les MRE seraient des « vaches à lait », dont l’économie marocaine profiterait, de même que la sphère familiale. « Les migrants marocains qui reviennent d’Europe ont une injonction, dans l’espace public, à montrer que la réussite sociale est réelle : rapporter des cadeaux, donner des meilleurs pourboires… » explique Mustapha El Miri. À l’origine de cet impératif, la participation des MRE à l’économie à travers les revenus de transfert et dans le secteur touristique.
Dans les sphères les plus aisées de la société marocaine, le départ n’est pas synonyme de rupture. Khalil, 22 ans, a fait, comme Amine, son lycée à la « mission » française à Casablanca, puis a étudié à Londres où il cherche du travail pour la rentrée. Il est resté très proche de sa famille et de ses amis. « En première et deuxième année d’études, j’ai dû rentrer presque six mois en tout ! Mon départ n’a rien changé, j’ai toujours le même mode de vie qu’avant. » De nationalité marocaine, il prévoit de vivre quelques temps au Royaume-Uni avant de retourner s’installer sur le sol chérifien. « Si tu viens d’une classe sociale moins élevée, moyenne ou basse, partir faire tes études à l’étranger n’est pas mal vu, c’est un signe de réussite personnelle. Ce n’est pas le cas dans ma famille, où c’est courant de partir. »
MRE, un statut en marge des droits civiques
« Pour les migrants qui reviennent, il s’agit de trouver un équilibre, de montrer qu’ils ne sont ni trop en rupture avec leur culture d’origine ni trop porteurs de celle-ci », affirme le professeur Mustapha El Miri, qui travaille notamment sur les questions de migrations. « Dans les catégories sociales les plus élevées, on a l’idée que ceux qui sont partis sont toujours porteurs de stéréotypes : un islam rigoriste, passéiste, alors que les filles à Rabat portent des jupes, et que les femmes sortent dans les cafés à Casablanca. »
« Une identité fantasmée » du Maroc, « une manière de renouer avec son identité d’origine », poursuit le chercheur. « Ces mêmes jeunes, lorsqu’ils reviennent au Maroc, sont parfois porteurs d’un étonnement : ils ne trouvent pas de différence entre Rabat, Casa, Agadir et les grandes villes européennes. »
L’éloignement géographique se solde aussi par une moindre participation dans les affaires du royaume pour les MRE. D’après l’article 17 de la Constitution de 2011, aujourd’hui en vigueur, « les Marocains résidant à l’étranger jouissent des droits de pleine citoyenneté, y compris le droit d’être électeur et éligibles ». Pourtant, lors des élections législatives de 2021, le cadre électoral ne permettait pas aux 5 millions de MRE de déposer leur bulletin dans l’urne.
Une problématique abordée par le souverain dans son discours du 20 août. « Compte tenu des aspirations sans cesse renouvelées des Marocains du monde, il est grand temps de moderniser et de mettre à niveau le cadre institutionnel afférant à cette catégorie de citoyens, a affirmé Mohammed VI.
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