Qu’arrive-t-il aux Maliens ?

Patrice Nganang est un écrivain camerounais, professeur de théorie littéraire et culturelle à la State University of New York.

Publié le 5 juin 2013 Lecture : 3 minutes.

Cette question n’est pas de moi, mais d’Alexis Kalambry, directeur de publication des Échos, l’organe de la coopérative Jamana qui a jadis porté Alpha Oumar Konaré au pouvoir et, depuis la guerre, n’a publié que le silence de son créateur. C’est pourtant cette question qui m’a conduit au Mali où, invité plusieurs fois, en temps de paix, par un festival d’écrivains, je n’ai vraiment eu envie de me rendre que cette fois. Pour écouter et, surtout, pour comprendre. Mais voilà, comment comprendre l’aveu d’Ousmane Diarra quand il me dit avoir éclaté de rire à la lecture de la condition que je lui avais posée à ma venue : qu’il m’organise une rencontre avec « Alpha », comme on l’appelle affectueusement ici. Alpha qui, pour moi, fils des années de démocratisation, est bien le début de quelque chose de sublime. Ce rire d’Ousmane m’ouvrit la fracture entre l’État et la nation, devenue si profonde que demander à rencontrer un intellectuel – même président à la retraite – paraît saugrenu. Je n’arrivais pas à comprendre l’étourdissement soudain des Maliens, eux pourtant si lucides et si diserts, devant l’effondrement de leur pays. Ni ce qui les a fait, eux gens si fiers, soudain se dire français comme seuls certains de nos grands-parents le faisaient en 1940.

 Un étourdissement historique que je trouvai dans cette photo d’Aminata Traoré se tenant sur le même balcon que les putschistes du capitaine Sanogo, dans les bras duquel « elle a sauté », me dit-on ici, avant de retrouver son habituelle vulgate altermondialiste. Un étourdissement que je retrouvai dans la prise de position proputschiste de Seydou Badian Kouyaté, auteur de l’hymne national de son pays et d’un roman que nous avons lu au lycée. « Quelle est la plus grande université de la terre ? me demanda Keita, inspecteur pédagogique à la retraite que je rencontrai au maquis Bavaria. Eh bien, c’est la rencontre. » Et j’en ai rencontré des Maliens, plusieurs centaines en si peu de temps, de tous les âges, à l’école, dans les rédactions, au marché, dans la rue, dans les salles à manger, sur les toits au clair de lune, dans les grins. M. Coulibaly, déplacé de Gao, qui me dit que c’est l’injustice et l’impunité, la cause de la crise. Malick, cadre dans une banque, qui me répète que c’est le développement. Djibril, pour qui la corruption a empli l’armée nationale de fils d’officiers refusant de se battre, tandis que les officiers touaregs stationnés dans le Nord retournaient leur veste pour soutenir les rebelles, dans un double abandon de l’État qui, sans personne pour le défendre, s’est effondré. 

Après les élections et, donc, à la fin de la guerre.

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Crise qui est sur toutes les lèvres, et désigne une guerre que personne ne veut nommer, pas même les journaux. Crise qui fait que ce boutiquier n’a plus de clients. Crise qui empêche cet élève, témoin oculaire des combats, d’expliquer à ses camarades ce qui s’est passé parce que le seul mot qui lui vient est violent. Crise qui fit que Gao et Tombouctou ont été mis à sac, tandis que Kidal demeurait intouché, à l’étonnement savant de chacun ici. Après des heures de conversation sur Gao, Malick me confie qu’aujourd’hui ceux qui sont de Gao y sont restés et ceux qui étaient à Gao en sont partis. Différence essentielle entre le « de » et le « à », entre autochtones et rebelles, forces loyales et bandits. C’est Ibrahim Aya, éditeur de la très belle collection internationale de poèmes Voix hautes pour Tombouctou, publiée en soutien au pays, qui me rappela qu’au fond la crise malienne n’a pas seulement plusieurs visages. Depuis la colonisation française elle était rébellion touarègue, depuis le temps de Modibo Keita elle est devenue cyclique, et aujourd’hui elle s’est cristallisée sur les Ifoghas. « C’est qu’ils considèrent les Noirs comme leurs esclaves » fut bientôt comme un refrain autour de moi. Affront racial n’épargnant pas même l’écriture tamasheq qui, lue à travers le prisme de la crise, devient signe de distinction, tout comme « l’islam dur qu’ils pratiquent », et explique le tiède soutien, sinon le « double jeu », de l’Algérie et des pays du Maghreb. « Les Touaregs ont treize classes sociales », me rappelle Alexis Kalambry, en dessous desquelles se trouvent les Bella, les esclaves noirs, dans un Mali majoritairement noir. Chiasme explosif, noeud de la crise. Seulement, cette fois, ils ont fait alliance avec les terroristes, avec les narcotrafiquants.

Inutile de dire que, face à une telle complexité, tous ceux que j’ai écoutés ont balayé la solution du fédéralisme et sont d’accord sur le fait qu’après les élections et, donc, à la fin de la guerre, malgré les nombreux morts et les efforts de chacun pour qu’advienne la paix, la crise malienne restera intacte.

La Saison des prunes,

Patrice Nganang, Éditions Philippe Rey, 450 pages, 19,50 euros.

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