Livres : le prince et le dictateur

Le romancier Andrea Camilleri revient avec jubilation sur les rocambolesques tribulations d’un Éthiopien en Italie fasciste.

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Publié le 23 mai 2013 Lecture : 3 minutes.

Et si se moquer, au fond, était la meilleure des armes ? Au cinéma, même si quelques voix chagrines protestent systématiquement, tout peut prêter à rire. Et même le pire : le racisme, le fascisme, voire le nazisme si l’on se souvient, par exemple, des films Le Dictateur (Charlie Chaplin, 1940) et La vie est belle (Roberto Benigni, 1997). En littérature, c’est un peu plus rare. D’où l’intérêt de signaler la parution du nouveau livre de l’Italien Andrea Camilleri, Le Neveu du Négus.

Âgé de 87 ans, cet auteur de polars, inventeur d’une langue bien à lui qui a su séduire au-delà des frontières de son pays, s’attaque avec humour à l’Italie de Benito Mussolini, une époque marquée par « une véritable stupidité collective à mi-chemin entre la farce et la tragédie ». Composé selon un mode essentiellement épistolaire – on y trouve des lettres, des fragments de dialogues, des articles de journaux, des télégrammes -, son roman est un régal d’humour et de dérision. Au commencement, il y a une histoire vraie : la présence à Caltanissetta (Sicile), entre 1929 et 1932, du prince éthiopien Brhané Silassié, neveu du négus Haïlé Sélassié, venu étudier à l’École des mines. Dans une note, Camilleri rapporte ainsi : « Pendant les années qu’il vécut à Caltanissetta, le prince avait été un personnage. Grand, élégant, il aimait la belle vie, et comme l’argent envoyé par le gouvernement éthiopien ne suffisait jamais, il se couvrit de dettes. Une belle jeune fille de Caltanissetta, Annabella, fille du pasteur vaudois et poète bien connu Calogero, chez qui le prince habita un certain temps, tomba éperdument amoureuse de lui. » C’est pour l’essentiel la trame autour de laquelle l’auteur a joyeusement brodé.

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Nous sommes en 1929. Informé de la présence du neveu du Négus en Italie, le ministère fasciste des Affaires étrangères y voit l’occasion d’un rapprochement diplomatique sur la question du tracé des frontières avec la Somalie. « Son Excellence le chef du gouvernement pense que ce jeune homme jouerait à merveille le rôle d’intermédiaire auprès du Négus dans l’établissement d’un tracé commun, pacifique et définitif des susdites frontières. » En conséquence de quoi : « Il souhaite que, dans la mesure du possible, on satisfasse tous ses désirs afin que ne soit pas démentie la magnanimité innée que nous ont transmise nos glorieux ancêtres les Romains. » C’est là mettre le doigt dans un bien dangereux engrenage… Percevant tous les bénéfices qu’il pourra tirer de l’attention qu’il suscite, manipulant avec aisance ceux qui, « stupides comme des ânes », se croient « malins comme des renards », le prince Grhané Solassié, amateur insatiable de costumes, de chaussures et de femmes, s’en donne à coeur joie et profite de la situation jusqu’à plus soif.

Duce

Mais le plus hilarant, dans l’histoire, c’est sans doute l’aveuglement volontaire des autorités – ou plutôt de tous les petits cheffaillons morts de trouille anticipant les humeurs du Duce. Ministère, commissariat, préfecture, parti, université, journaux, cercle des nobles, évêché, Camilleri montre une société gangrenée par le culte du chef, soumise à l’arbitraire de décisions absurdes et contradictoires, abrutie par une propagande répétitive, une société qu’un petit grain de sable venu d’Abyssinie va finir par faire dérailler…

La réalité, bien sûr, est plus prosaïque : rêvant de revanche depuis la défaite d’Adoua en 1896, l’Italie préparera dès 1930-1931 une seconde invasion de l’Éthiopie qui aura lieu entre 1935 et 1936. Mais le pays du Négus, à l’instar du Liberia, ne sera jamais colonisé.

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